Après plus d’une année de silence, j’aurais voulu reprendre
la parole pour parler théâtre. J’aurais eu plaisir à rendre compte des
festivités qui ont entouré le 120e anniversaire de la fondation du
Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges, France) que j’ai dirigé de 1972 à 1985.
Ce premier théâtre populaire de France, non seulement a-t-il survécu aux
vicissitudes de toutes sortes, mais il fonctionne encore avec une vigueur remarquable.
Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui il faut que je parle de ce qui se
passe en Europe et en particulier en Hongrie.
Ce pays de moins de 10 millions d’habitants dont le produit
intérieur brut par habitant est à peu près 30 % de celui d’Allemagne, se trouve
à la frontière extérieure de l’espace Schengen. À ce titre, elle est obligée de
contrôler les entrées sur son territoire au nom de tous les États membres de
cet espace. Le moins qu’on puisse dire est que, face à l’afflux des migrants
venus depuis des mois du Moyen-Orient, la Hongrie s’est trouvée débordée.
Cependant, ce qui jusqu’ici n’était que désordre et mauvaise
humeur s’est transformé en violence à la frontière, désormais contrôlée, entre la
Serbie et la Hongrie. Même si les journaux n’en publient pas les images les
plus choquantes, il y aurait de quoi être touché, voire révolté. À qui la
faute?
Contrairement à l’immense majorité de tout ce qui grouille
grenouille et scribouille, comme a dit le général de Gaulle, je parle le
hongrois. Je comprends donc toutes les subtilités de la langue que ce soit dans
la presse écrite ou parlée ou dans les médias sociaux. C’est à ce titre que je
vais tenter de rendre un peu plus claire la lecture du chaos qui est en train
de gagner une partie de l’Europe. Deux précisions cependant.
Il y a 59 ans, j’ai été moi-même réfugié politique. J’ai
quitté la Hongrie envahi par l’Armée Rouge déterminée de réprimer dans le sang
la Révolution de 1956. Je puis donc affirmer que les comparaisons que l’on fait
ici et là avec les deux situations sont tout à fait erronées. Deuxièmement,
bien que j’aie aussi la citoyenneté hongroise, je n’ai aucune activité politique
dans ce pays. Je n’y vote pas, mais si je votais, mon choix ne porterait pas
sur le gouvernement actuel.
L’encre n’était pas encore sèche sur les dithyrambes qui
accueillaient la déclaration d’Angela Merkel, du Point au très réservé Economist
pour ne citer que ceux-là, que le vent a déjà commencé à tourner.
Rappelons la substance de ce qu’a dit la chancelière le 31
août. Tous les réfugiés syriens sont les bienvenus en Allemagne, qui est prête
à en accueillir 800 000, rien que cette année. En passant elle a aussi suspendu
le règlement dit Dublin III, à savoir : « Le pays dans lequel a été
formulée la demande d'asile est celui qui est chargé de son instruction et de
la décision finale. » Dans les jours suivants, le vice-chancelier a
déclaré que l’Allemagne voulait recevoir 500 000 réfugiés par an.
Ces déclarations généreuses étaient censées répondre à la situation
qui régnait en Hongrie où, disait-on, le gouvernement était en rupture avec les
principes européens d’accueil et d’ouverture. Or depuis le 31 août, Mme Merkel
a non seulement précisé à plusieurs reprises que l’Allemagne n’accueillerait
que les personnes considérées comme réfugiées, mais elle a aussi affirmé que
celles et ceux dont la demande allait être rejetée devront quitter le
territoire allemand. Elle a également indiqué que les réfugiés ne pouvaient pas
choisir leur pays d’accueil. Ces précisions ont eu infiniment mois d’écho dans
la presse et partant, parmi les centaines de milliers de migrants qui sont
encore sur les routes des Balkans.
Le 14 septembre l’Allemagne a suspendu l’accord de Schengen
en rétablissant le contrôle sur sa frontière avec l’Autriche. Celle-ci l’a
suivie en faisant de même avec la Hongrie. Tout cela parce que ni l’un ni l’autre de ces
pays ne peuvent traiter adéquatement le flux des migrants.
La Hongrie, elle, a commencé à ériger sa clôture en juillet,
prévoyant ce qui allait se passer. La principale raison de ce geste, désapprouvé
en chœur en Occident et ailleurs, est la nature de sa frontière avec la Serbie.
Ce que les Hongrois appellent la « frontière verte » est une ligne de
plus de 150 km dans les champs avec quelques passages officiels. Les migrants,
dirigés par des passeurs, se faufilaient systématiquement par les passages non
gardés afin d’échapper aux contrôles et à l’enregistrement, craignant de devoir
rester en Hongrie selon les règlements de Dublin III. Il y a double malentendu.
D’une part, il est tout à fait clair que le gouvernement
hongrois ne veut pas garder les migrants, réfugiés ou pas, sur son territoire.
En revanche, elle prend au sérieux son rôle de pays frontière de l’espace
Schengen, obligée d’enregistrer les demandeurs d’asile. Rappelons que, depuis
le début de l’année, près de 200 000 migrants y sont arrivés. La clôture de
barbelés est censée permettre à la Hongrie de contrôler sa frontière et celle
de l’espace Schengen. Ce n’est certainement pas une œuvre d’art. Mais en
général les frontières ne le sont pas.
D’autre part, les migrants ne veulent pas rester en Hongrie.
Ils veulent aller en Allemagne ou en Suède. C’est ainsi que des foules,
pratiquement incontrôlables, exigent depuis des semaines qu’on les laisse aller
à leur destination. Ce que le gouvernement hongrois ne voulait pas faire en
dehors des règles. Se rendant compte de son impuissance, il a cédé, surtout
après la déclaration de Mme Merkel, réclamant qu’on laisse aller en Allemagne tous
les réfugiés syriens.
C’est ainsi qu’après quelques jours de ce régime,
l’Allemagne, à son tour, s’est rendu compte de son impuissance.
Aucun pays ne peut permettre que sa frontière soit une
passoire incontrôlable. A fortiori quand il s’agit de la frontière de l’espace
Schengen. À l’arrivée au Canada, on doit accomplir les formalités à la
frontière. L’Allemagne reçoit les migrants par train et en bon ordre. Ils sont
accueillis à la gare, et dirigés vers les centres d’accueil.
Rien de tel en Hongrie. Ni en Croatie qui, au bout de 24
heures d’afflux massif de migrants a déclaré qu’elle ne plus en admettre. Il en
va de même pour la Slovénie.
Il est vrai qu‘une clôture de barbelés face à la misère
humaine est un spectacle d’une infinie tristesse. Car la misère des Syriens et des autres indéniable. Elle vous interpelle quotidiennement et pas
seulement depuis la mort du petit garçon noyé. Il y a eu des milliers de noyés,
et il y en aura d’autres. Hélas!
Ce n’est pas encore le moment de désigner les coupables. Il
y en a beaucoup. La Hongrie porte certainement une bonne partie de la responsabilité,
ne serait-ce que pour son manque de préparation. Mais des responsables
politiques de grandes puissances, comme l’Allemagne, devraient mesurer toute la
portée de leurs paroles. Susciter de faux espoirs auprès d’une population en
détresse est irresponsable. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
En attendant, la crise des migrants fait gagner des voix à l’extrême
droite européenne. Elle menace le fragile équilibre qui tient ensemble les 28
pays membres de l’Europe. Elle risque d’entamer l’image même qui attire ces
centaines de milliers de demandeurs d’asile.