vendredi 11 décembre 2020

Le sein et le tabou

 





«Couvrez ce sein que je ne saurais voir 

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.» 


dit Tartuffe, dans la pièce éponyme de Molière, en tendant un mouchoir à Dorine, dont le décolleté lui paraît une provocation. L’élément important, intemporel dans cette réplique n’est pas son objet, mais la méthode utilisée par Tartuffe pour imposer à Dorine sa propre interprétation des intentions de celle-ci. De plus, non seulement se déclare-t-il blessé par ce qu’il juge être une incitation au vice, il prétend parler au nom de toutes les âmes. 


Ce jeu de pouvoir, vieux comme le monde, vient d’être réutilisé par l’administration de l’Université d’Ottawa, en accusant de racisme la professeure Verushka Lieutenant-Duval. Or, les faits sont maintenant connus. En expliquant en classe certaines réinterprétations de mots, elle y a inclus le mot qui, aux yeux des dirigeants de l’Université, est le tabou des tabous. Et, bien qu’il n’y eût pas l’ombre d’une intention raciste dans les événements évoqués, l’Administration a immédiatement, et sans même la consulter, suspendu la professeure. Elle est devenue coupable de racisme, condamnation sans appel ainsi justifiée par le recteur Jacques Frémont: «Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression.»  (19 octobre 2020)


Tout comme Tartuffe impose à Dorine une interprétation de son habillement que celle-ci récuse avec force, l’administration de l’Université a qualifié d’acte raciste une démonstration pédagogique absolument innocente d’une telle infamie. 


Se saisissant de ce casus belli et se drapant de la vertu de la lutte contre le racisme, le recteur s’est lancé tous azimuts contre cet ennemi qui, à le croire, est partout sur le campus. S’exprimant dans les pages du Droit (30 octobre 2020), il intitule son article Le racisme n’a pas sa place à l’université. 


Ce second procédé est également fort connu. Après avoir imposé une interprétation subjective à un événement limité, l’amplifier suffisamment pour en faire une situation d’apparence si dangereuse qu’elle rende légitime une mobilisation générale. Or, l’acte pour justifier un tel appel aux armes est l’incident dans le cours de Mme Lieutenant-Duval, donc le racisme imposé à notre collègue comme une flétrissure qu’elle n’a jamais méritée. 


Néanmoins, aux collègues, qui, dans des termes d’une remarquable modération ont évoqué la liberté académique ainsi que l’élémentaire respect des procédures disciplinaires, il est répondu que ces droits doivent être mesurés à l’aune de la lutte contre le racisme. D’un côté des actions racistes évoquées sans preuve, et une professeure jugée sans être entendue et de l’autre, la liberté académique laissée pour compte. 


Cette dernière fait pourtant l’objet d’un règlement de l’Université (n 121) dont voici un extrait : 

«Elle (la liberté académique) prise et protège la liberté d’enquête et la liberté d’expression sous toutes ses formes ; elle refuse donc de s’interposer entre la communauté et les vues jugées controversées ou répréhensibles, et ne permet aucune répression de la libre expression de la gamme complète de la pensée humaine, à l’intérieur des limites imposées à l’Université par la loi du Canada et de l’Ontario.»


En revanche, aucune loi du pays n’interdit l’utilisation de quelque mot que ce soit, a fortiori dans un cadre d’explication universitaire. 

Évidemment, le recteur, le Sénat ou le Bureau des gouverneurs peuvent dresser une liste exhaustive de mots que l’Université juge imprononçables. 


D’ici là, force doit rester à la loi, c’est-à-dire au Règlement 121. Ce qui veut dire aussi l’imposition de sanctions à celles et à ceux qui, par des campagnes orchestrées sur les réseaux sociaux, pratiquent l’intimidation physique et professionnelle contre les membres du corps enseignant qui exercent leur droit et font leur devoir. 



Ce texte a été publié dans l'édition du 15 novembre 2020 de la Presse+

 






mardi 12 mai 2020

Le théâtre n’est pas du tennis! ou Les dangers de la tentation du virtuel.

Le théâtre n’est pas du tennis!
ou
Les dangers de la tentation du virtuel.

Le peuple romain étant réuni au théâtre pour célébrer les jeux d’Apollon, on annonce une attaque d’Hannibal, il serait aux portes de Rome; le théâtre se vide, les hommes prennent leurs armes et courent repousser l’ennemi. Les jeux ont été interrompus, c’est une grave faute religieuse. Mais voilà qu’on découvre au milieu du circus un vieil homme trop âgé pour combattre qui avait continué à danser sur la musique d’un tibicine, les jeux n’avaient donc pas été interrompus, d’où la formule devenue proverbiale, « on est sauvés, un vieillard danse ».
       Florence Dupont, Le Théâtre romain

Aujourd’hui, c’est presque le monde entier qui est privé de spectacles, une situation exceptionnelle, sinon unique dans l’Histoire. Et, bien que les descendants du « vieillard » continuent à danser, c’est-à-dire que toutes celles et tous ceux qui faisaient du théâtre continuent à entretenir la flamme, il n’est pas sûr que les spectateurs, partis à la bataille ou confinés chez eux seront de retour.

En effet, il y a lieu de craindre qu’après la pandémie, une partie des spectateurs soient tentés de délaisser les salles de spectacles. Et si cela se passait ainsi, les raisons économiques seraient en partie à blâmer, car les budgets individuels consacrés aux spectacles vivants seront parmi les premières victimes de la détérioration économique. De plus, tout porte à croire que l’argent public ira en priorité vers le développement du virtuel, dont nous avons déjà une explosion sans précédent. Des voix autorisées s’élèvent pour encourager la consommation artistique et culturelle dans le confort de nos foyers grâce à des avancées technologiques extraordinaires. Or, cette « voie de l’avenir », cette tendance gouvernementale, tout en comportant d’indéniables avantages, présente des risques non moins graves.

Il est vrai qu’aujourd’hui, on nous offre en ligne une panoplie de produits esthétiques venant du monde entier.  Parmi eux se trouvent de très nombreux ersatz[1] de théâtre, c’est-à-dire des captations d’événements dont il ne reste que la partie esthétique filmée. Une sorte d’archive, même si la captation est contemporaine, que l’on peut observer, étudier ou même admirer, mais qui est aussi loin de l’événement théâtral que sont les vidéos de voyage de l’expérience vécue. Qui plus est, ces offres sont gratuites, ce qui nous ramène au budget artistique ou culturel.

Tout le monde connaît le principe du dumping qui consiste à vendre un produit de masse en dessous du prix normal. Cela sert à habituer le consommateur à un nouveau produit, quelque peu modifié comparé à ceux de la concurrence, avec un rapport qualité-prix supérieur. Une fois l’essentiel de la concurrence éliminée, on peut remonter les prix, même au-delà de ce qui était pratiqué auparavant. L’exemple suivant me semble illustrer ce processus et, si on pensait qu’il est indigne de comparer le théâtre à de vulgaires produits, rappelons que dès Athènes, le théâtre se pratiquait dans un environnement de concurrence, peu importe la forme de financement.

Fin avril, j’ai pu voir Lenin mis en ligne pour un temps limité par le Schaubühne de Berlin, un des théâtres les plus prestigieux du monde, dans la mise en scène du non moins prestigieux Milo Rau. D’emblée, j’ai été saisi par la qualité technique exceptionnelle de ce que j’avais devant moi. Sous-titré en anglais à la perfection, avec un générique de cinéma, le tout était déjà parfaitement adapté à la situation. D’ailleurs n’eussent été les micros attachés à la joue des comédiennes et des comédiens, on se serait cru devant un film réalisé avec grand art. Un rapport qualité-prix imbattable : de la classe mondiale gratuite!

Évidemment, je n’étais pas au théâtre et cet objet artistique ne devrait être en concurrence avec aucun événement théâtral, modeste ou somptueux, mais seulement avec d’autres produits de la même nature, de Londres, de Paris ou d’ailleurs. Pourtant, comme on l’a vu plus haut, il y aura de plus en plus de pression pour que nous prenions l’ersatz pour l’original, la captation pour l’événement. Comme si le public pouvait être réduit à nombre illimité d’individus chacun devant son écran, se donnant l’illusion d’être au théâtre.

Or, non seulement le public d’un théâtre appartient à un tissu social définissable notamment de points de vue géographique et démographique, mais ce public a aussi en commun un certain nombre de références culturelles qui en font un corps social tout à fait différent de la simple somme d’individus. Ce public se trouve à un endroit précis à un moment donné pour faire partie d’une rencontre qui s’appelle théâtre. L’immense majorité des compagnies de théâtre tiennent compte de cette réalité en s’adressant au public spécifique qui est devant elles.

C’est aussi ce que fait évidemment le Schaubühne. Ce théâtre ne fait pas seulement partie intégrante du tissu social de la capitale allemande, il en est un des fleurons. Ses spectacles sont enracinés dans un terreau politique et culturel particulier et riche. En voyant Lenin, je n’ai pu m’empêcher d’en rapprocher le style, mais aussi les tics, de mise en scène et de jeu à l’adaptation d’Othello que j’ai vue le printemps dernier au Berliner Ensemble. Bien que le sujet et l’idéologie des deux spectacles aient été tout à fait différents, ils se situent dans les mêmes mouvances esthétiques. Ce fait tout à fait normal permet au public de théâtre berlinois de faire des rapprochements et des comparaisons, réflexions essentielles à une vie artistique vivante et articulée.

Ainsi, les véritables bénéficiaires de ces largesses en ligne sont les théâtres qui offrent ces captations et leur public réel. En les voyant ou revoyant, le public ravive ses souvenirs et continue à resserrer ses liens avec son ou ses théâtres. Cet enracinement profond dans un milieu solide et puissant renforce encore plus les positions dominantes de ces théâtres « mondiaux », aux moyens financiers colossaux.

On sait avec quels succès certains sports professionnels se sont adaptés à la télévision. L’élite internationale du tennis, par exemple, se retrouve semaine après semaine dans différentes villes du monde sur des courts aux mêmes dimensions et, si la nature et la couleur du terrain changent, le nom de la ville y est écrit pour que les téléspectateurs s’y retrouvent. Autour du court quelques milliers de personnes créent l’ambiance. Cependant, le spectacle ne s’adresse pas vraiment à elles, mais aux centaines de milliers d’autres personnes qui, assises devant leur télévision tout autour du monde, paient les joueuses et les joueurs par l’attention qu’elles prêtent à la publicité. Jusqu’aux commentateurs qui parlent à voix haute, car ils sont complètement isolés du public sur place.[2] Le tennis mondial est donc une réussite mondiale.

Mais le théâtre n’est pas du tennis! Au théâtre le seul public qui compte est celui qui est présent sur place.

Certes, où que l’on soit dans le monde, nous ne devons ni ignorer ni rejeter ces expériences artistiques qui ont pour base le numérique ou le virtuel. Elles ont une valeur intrinsèque d’autant que la période de confinement risque de durer plus longtemps pour le théâtre que pour la majorité de nos activités.

Alors, en attendant de nous retrouver en personne, il faut résister aux tentatives de forcer le théâtre vivant à devenir autre chose que ce qu’il est depuis des millénaires. Il faut aussi refuser le « modèle », et son impérialisme latent, même si on possède des moyens techniques importants, tout comme les grands mouvements nationaux de cinéma ont toujours refusé de copier Hollywood, si admirable fût-il.

Car enfin, il serait hautement ironique et terriblement dommageable si, pendant que des pans entiers de nos activités industrielles et agricoles allaient vers une réinvention et un renforcement de la production locale, notre théâtre vivant, celui qui se love dans notre propre tissu social, était délaissé pour suivre quelques chants de sirène virtuels.

Nous devons le dire haut et fort à celles et ceux qui gèrent l’argent public destiné aux arts !






[1] Très honnêtement, le Schaubühne, indique qu’il s’agit d’Ersatzspiele (voir plus loin)
[2] Dans un autre blogue, je vais aborder, dans une perspective historique,  des retransmissions d’événements artistiques à la radio et à la télévision.

samedi 27 avril 2019

Appropriation culturelle ou métissage. Texte publié par Le Droit le 22 janvier 2019. (version électronique)


Appropriation culturelle ou métissage ?

Tout porte à croire qu’après plusieurs mois, la controverse entourant les spectacles Slāv et Kanata n’est pas près de s’apaiser, et pour cause. Tout comme la fameuse boîte de Pandore qui, une fois ouverte, répand son contenu maléfique, le couvercle enlevé sur la marmite culturelle nous fait voir tous les dangers qu’encourt une société de plus en plus basée sur l’ethnicité.

Je n’en veux pour preuve que la critique de Steve Bergeron du nouveau Slāv (LeDroit 17/01) dans laquelle les six choristes du spectacle ne sont désignées que par la couleur de leur peau. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’une étude de Statistique Canada, mais bien d’un spectacle relevant de l’art théâtral. Inquiétant.

En effet il est inquiétant de constater que l’art, qu’on voulait libre, est désormais soumis à des directives raciales et que dans un monde où l’on veut la libre circulation, la culture de chacun peut être entourée de clôtures. Comment en est-on arrivé là ? Trois pistes à explorer.

La première mène vers la culture. Terme surutilisé s’il en est, la culture a l’avantage et l’inconvénient qu’on peut lui faire dire et faire tout et son contraire. Bienfaisante lorsqu’elle véhicule ce que l’humanité a produit de meilleur, maléfique entre les mains des pouvoirs plus ou moins autoritaires qui la mettent au service de leur idéologie. La grande révolution culturelle chinoise qui a fait des centaines de milliers de victimes, est bon exemple.

Heureusement, nous n’en sommes pas là, mais sans être dictatoriaux, tous les pouvoirs utilisent la culture à des fins idéologiques. Au Canada cela se passe par le multiculturalisme. C’est la seconde piste.

Inspiré sans doute par de nobles sentiments, une fois mis en usage, le multiculturalisme officiel a servi de justification à bien des débordements. Le dernier en date est le concept de l’appropriation culturelle, origine de la présente controverse. À bien écouter les tenants de cette thèse, on a l’impression qu’elle s’oppose de front au métissage culturel qui est à l’origine des plus grandes civilisations. Songeons seulement à tout ce que l‘œuvre de Shakespeare doit aux cultures des autres. Entre autres emprunts, une très grande partie de ses pièces sont basées sur des histoires venant d’ailleurs, parfois de très loin.

Enfin, il faut s’inquiéter du dirigisme de plus en plus évident de l’État qui subventionne l’art. Le Conseil des arts du Canada a beau être indépendant en principe, ses directives concernant l’encadrement de l’appropriation culturelle suivent de près l’idéologie gouvernementale. Ce n’est certainement pas de la censure, mais les structures de la production artistiques de ce pays font en sorte que sans soutien gouvernemental certaines formes d’art ne peuvent pas être produite. Or, une société libre et démocratique ne peut se passer de la liberté artistique, même lorsque l’art dérange ou choque.

Que serions-nous sans des pièces de théâtre comme les Belles-Sœurs ou Les fées ont soif lesquelles, lors de leur création, ont fait face à des oppositions tout aussi indignées que celles d’aujourd’hui.






dimanche 18 novembre 2018

Réflexions sur les événements entourant les annulations de spectacles à l’été 2018




Réflexions sur les événements entourant les annulations de spectacles à l’été 2018


Les faits

Programmé pour l’édition de 2018 du Festival international de jazz de Montréal (FIJM) et présenté au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), le spectacle Slāv, basé sur des chansons d’esclaves noires, a été annulé fin juin, après seulement trois représentations. Cette décision a été prise après que des manifestations, parfois violentes, aient été organisées pour gêner les spectateurs qui se rendaient au TNM.

Les manifestants reprochaient au spectacle le fait que ni Robert Lepage, le metteur en scène, ni la chanteuse principale Betty Bonifassi n’étaient d’origine afro-américaine et que le chœur ait été composé en majorité de personnes désignées « blanches ». Les accusations d’appropriation culturelle et de racisme étaient les plus fréquemment évoquées.

Peu de temps après, on a appris que Robert Lepage était en train de monter au Théâtre du Soleil de Paris, dirigé par Ariane Mnouchkine, un spectacle intitulé Kanata sur la rencontre des peuples autochtones d’Amérique du Nord avec les Européens. Ex Machina, la compagnie de Lepage faisait partie des producteurs, de même que plusieurs partenaires internationaux, lesquels devaient recevoir le spectacle après ses débuts parisiens en décembre 2018. Personne d’origine autochtone ne faisait partie de la distribution.

Une lettre collective, publiée dans Le Devoir, dénonçant cette situation a été signée par plusieurs personnalités autochtones, sans toutefois exiger le retrait du spectacle. Se rendant compte du danger, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, venue exprès de Paris, organisèrent une rencontre avec 35 personnalités autochtones. Comme il n’y a pas eu de communiqué officiel, les interprétations du résultat de cette rencontre divergent.

Finalement, fin juillet, Robert Lepage et Ex Machina, annoncent l’annulation du spectacle en raison du retrait d’un partenaire nord-américain important. Quant à elle, Ariane Mnouchkine promet une réponse théâtrale. Celle-ci arrive le 5 septembre : le spectacle rebaptisé Kanata-Épisode I -La Controverse ira de l’avant, dans la mise en scène de Robert Lepage. La première aura lieu le 15 décembre à la Cartoucherie, lieu de résidence du Théâtre du Soleil qui seul produit le spectacle avec le Festival d’automne de Paris.

Dans les chapitres qui suivent, je vais tenter d’analyser ces événements, car je pense que leur portée est bien plus grande qu’un scandale passager.

Pourquoi le théâtre ?

Il est évident que les manifestations qui ont mené à l’annulation des deux spectacles ont été préparées de longue date. J’aborderai la question de la vulnérabilité des principaux producteurs dans un chapitre suivant, mais la première question qui me semble s’imposer est : Pourquoi le théâtre ?

Dans son entretien le 21 juillet 2018 avec Stéphane Bureau à Radio-Canada, Robert Lepage a évoqué cette question en citant Webster, celui qui en guise de protestation a quitté le Conseil d’administration de Diamant[1]. Si les chansons seules ne semblaient pas avoir fait problème, le théâtre, lui, est dangereux. L’affirmation est juste, et l’histoire la justifie amplement. Je m’en tiendrai à deux exemples. Le premier date d’il y a deux cents ans, mais il est non seulement pertinent, mais aussi savoureux.

En France, sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire avant la Révolution, toute activité théâtrale a été régie par des privilèges royaux et soumise à la censure. Seule une poignée de troupes avaient le droit de jouer un répertoire défini pour chacune d’entre elles. Par exemple la Comédie Française était l’unique dépositaire du répertoire classique. Or, comme le théâtre était une activité rentable, des « délinquants » faisaient de leur mieux pour contourner les interdictions. Cela se passait surtout dans les foires. Une longue lutte s’en est suivie et, de guerre lasse, une des concessions des autorités aura été de permettre à ces petites troupes de chanter (un des ancêtres de l’opéra-comique), de mimer (repris par les mimes modernes) et de brandir des écriteaux (repris par Brecht!), mais pas de parler. La parole est dangereuse!

Le second exemple vient du XXe siècle, dans lequel les interdictions et les scandales sont légion. Or, ce n’est qu’en 1968 (!) que la Grande-Bretagne, pays de la liberté s’il en fut, finit tout de même par abolir officiellement la censure théâtrale. Pourquoi cet acharnement ?

Au-delà de son contenu, l’événement théâtral parlé est d’abord la rencontre d’une foule, dont peu importe la taille, avec un ensemble de personnes qui leur adressent la parole. Pour les autorités de tout acabit, les rassemblements consacrés à la parole organisée représentent toujours un danger potentiel. C’est pour cela que toutes les déclarations et toutes les chartes qui comportent une clause concernant la liberté de rassemblement la tempèrent par l’adjectif « pacifique ». C’est ce qui permet aux forces de l’ordre de respecter ou non ce droit.

C’est cet équilibre entre droit et restrictions qui a longtemps fait mettre le théâtre en liberté surveillée.  Si aujourd’hui cela nous semble anachronique, rappelons tout de même qu’une des raisons évoquées pour justifier l’annulation de Slãv par le FIJM a été la question de sécurité. Rappelons aussi que Betty Bonifassi a chanté ces mêmes chansons depuis des années sans problème, en particulier en 2017, dans le cadre du même festival qui, un an plus tard, a annulé l’événement théâtral qui en a été tiré. C’est donc le théâtre qui est dangereux. Heureusement! Car c’est quand il est subversif que le théâtre est à son meilleur.

Mais qu’est-ce qu’être subversif et qui a intérêt à ce que le théâtre le soit ? Je tenterai d’esquisser une réponse à la fin de ces réflexions.

Pas de censure, pas encore

Dans aucun des deux cas qui nous occupent pouvons-nous parler de censure, car il n’y a eu aucune interdiction de la part de quelque autorité que ce soit. De fait, les annulations ont été des décisions d’affaires et il y a fort à parier que les protestataires aient analysé les entreprises en question pour les attaquer à leurs points faibles.
Très différents dans leurs prises de position et surtout dans leur comportement, violents et apparemment désordonnés dans le cas de Slãve, réfléchis et respectueux dans celui de Kanata, les protestataires, avaient une chose importante en commun, leur idéologie s’appuyait sur celle du pouvoir en place. Ou du moins à une place, au gouvernement fédéral.

Mnouchkine et Lepage ont été attaqués sur leur gauche, là où ils étaient les plus vulnérables, car un artiste est « naturellement » de gauche. Certes la définition de la gauche a changé au cours des dernières décennies et le vocable progressiste est davantage utilisé, mais la réalité est qu’à première vue les protestataires se trouvaient dans le même groupe sociopolitique que les artistes qu’ils ont attaqués. Ces déchirements au sein du même groupe sont monnaie courante et ne mériteraient pas d’être relevés s’il ne s’y ajoutait pas un élément nouveau, le rôle de l’idéologie de l’État fédéral.

Depuis son adoption en 1985, La loi sur le multiculturalisme canadien définit l’idée que le gouvernement fédéral se fait de la composition culturelle, dans le sens ethnique et racial du terme, du Canada. (Exception oblige, aucun texte officiel du Québec ne mentionne le multiculturalisme, lui préférant la diversité et l’inclusion.) C’est donc en s’appuyant sur cette idéologie que les groupes protestataires ont évoqué l’appropriation culturelle, comme une violation de leur droit à leur culture. En effet, la loi dit :

·       a) à reconnaître le fait que le multiculturalisme reflète la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel, ainsi qu’à sensibiliser la population à ce fait;

Sans y être expressément spécifié, la loi désigne les communautés, ayant désormais une existence reconnue, comme dépositaires légitimes de leur culture. Et donc pouvant statuer sur leur utilisation.
Ainsi, contrairement à ce qui se passait dans le cas de Tartuffe par exemple, où Louis XIV - L’État c’est moi ! – a permis à Molière de jouer sa pièce, en dépit de l’opposition de l’Église qui estimait que les questions de la religion relevaient uniquement d’elle, les représentants du gouvernement fédéral ont été remarquablement discrets durant la controverse. Je reviendrai plus loin sur le rôle du bras séculier, si j’ose dire, de l’idéologie gouvernementale en la matière, le Conseil des arts du Canada.




Des attaques bien ciblées.


Au-delà de leurs immenses talents et de leurs illustres carrières, Ariane Mnouchkine et Robert Lepage se trouvent à la tête d’entreprises aussi importantes que complexes. Leurs compagnies respectives, bien que très différemment structurées, ont pour mandat de permettre à ces deux artistes d’exception de s’épanouir. Les spectacles qu’ils produisent sont vendus souvent des années à l’avance, parfois avant même que ceux-ci ne soient en chantier. Ces réseaux complexes peuvent faire penser à des multinationales remarquablement bien gérées. Cependant, au lieu d’immenses capitaux, c’est la réputation des créateurs qui leur sert de caution. C’est donc ce capital-là qui a été visé par les attaques et c’est cette valeur de base qui s’est mise à chanceler.

Une entreprise qui se trouve en défaut de liquidité, perd sa raison d‘être et c’est la banqueroute, chère aux situations de vaudeville du XIXe siècle. Or, personne ne peut prétendre que le capital qui nous occupe, c’est-à-dire le talent de Mnouchkine ou de Lepage, se soit volatilisé du jour au lendemain. Mais, de même qu’une banque peut chuter en perdant la confiance de ses clients, une attaque concertée contre la crédibilité éthique, essentielle à leur métier, peut faire vaciller la réputation des artistes. En les accusant d’appropriation culturelle, voire de racisme, c’est donc leur réputation qui a été ciblée.

Aujourd’hui, dans l’immense majorité des cas, l’événement théâtral obtient l’adhésion enthousiaste du public. Il suffit de constater que, naguère relativement rares, les standing ovations sont devenus la norme. Le temps entre la fin du spectacle et le premier spectateur debout est à peine quelques secondes. Plus de chououou, plus de sifflets sinon d’admiration, et encore moins de protestation. Il ne reste plus que quelques maisons d’opéra où les aficionados prennent encore leur rôle de sceptique au sérieux.

Il est donc normal que créateurs et producteurs se conforment à cette situation où la fidélisation du public est au centre de la stratégie. Comme cette fidélisation se base sur la réputation des artistes, il est donc indispensable de la maintenir intacte. Et de même que n’importe quel distributeur se défait immédiatement d’un fournisseur qui serait perçu comme gênant par une partie importante de sa clientèle, le FIJM dans le cas Slãv et un producteur nord-américain dans celui de Kanata ont retiré leurs billes, craignant qu’une partie importante de leur base de spectateurs ne se range du côté des protestataires.

Quant aux justifications, celle du FIJM est particulièrement édifiante:

« Nous devions donc prendre en compte d’éventuels dérapages possibles si les représentations se poursuivaient. »[2]

Imaginez, quelques protestations, voire des huées ! Couvrez ce sein que je ne saurais voir !


Une importation

Les accusations d’appropriation culturelle contre les deux artistes proéminents de la scène ne sont pas les premières, tant s’en faut. En 1991, au moment de transférer Miss Saigon de Londres à Broadway, Actors’ Equity a exigé que le rôle de The Engineer, tenu originalement par Johnatan Pryce soit joué par une personne d’origine asiatique. En dépit du grand succès des préventes, le producteur a menacé d’annuler les représentations et le syndicat a cédé. Cependant, comme note la journaliste Stéphanie Bunbury dans The Sydney Morning Herald du 26 sept 2016 : “the issues about race and representation raised by Miss Saigon 25 years ago haven’t gone away: they are just gathering speed.

On ne saurait mieux dire.

Tout comme il y a plus de 25 ans, la controverse d’aujourd’hui vient des États-Unis qui ont une histoire raciale tout à fait unique.
Aboutie chez nous, l’appropriation culturelle[3] nous interpelle comme en témoigne l’avalanche d’opinions qui ont déferlé sur le Québec et au-delà. Ni les personnes ni les institutions touchées par cette question de près ou de loin, ne pourront ignorer cette nouvelle situation. Or, il faut bien admettre que, jusqu’ici, les réponses des milieux artistiques n’ont guère été à la hauteur[4]. Et si le passé est garant de l’avenir, celles et ceux qui croient que le théâtre est à son meilleur quand il est subversif, ont de quoi être pessimistes.

Faiblesses et ressaisissement

La première réaction, quelles que soient les réserves qu’on peut avoir vis-à-vis de tel ou tel artiste, doit être la défense de la liberté artistique, la liberté de création. C’est un impératif catégorique. Et tout discours qui commence par : « Oui, mais cela dépend de… » place le locuteur, dans le no man’s land au mieux, au pire dans l’autre camp.

La raison d’être de cette rigidité est la nature de l’art qui est tout à fait différente de celles de la culture et de l’éducation. La culture, dans le sens utilisé ici, est un ensemble de valeurs de toutes natures que partage une collectivité. Et l’éducation est la transmission de cet ensemble. Dépendant des périodes, l’art peut être par-devers ou en dehors de la culture et, partant, de l’éducation.

Par exemple, le théâtre grec du ~Ve siècle était essentiellement en harmonie avec la société à laquelle il s’adressait. En revanche, la partie la plus marquante du théâtre québécois du milieu des années 60 jusqu’au début des années 80 a été en rupture avec la majorité de la société qui l’entourait. Personne n’aurait songé à mettre Les Belles-Sœurs au programme des écoles, un an après sa création (1968).

Cette singularité de l’art est aussi indispensable à la société que n’importe quelles bonnes œuvres. L’art est le désordre de Dionysos face à la superbe d’Apollon ; la folie des tableaux de Jérôme Bosch opposée à la sagesse des Écritures.

Il s’en suit que dès que les créateurs ont commencé par placer la défense de Slãv, et de Kanata sur le plan des bonnes intentions, ils ont perdu la bataille. Seule l’évocation de l’impératif catégorique aurait pu sauver la mise. Car si l’art se confond effectivement avec la culture et l’éducation, si même le théâtre pour adulte prétend éduquer la société, alors il n’y a aucune raison qu’il ne soit soumis aux mêmes règles que les programmes scolaires. Et évidemment personne ne peut prétendre à la liberté absolue des programmes scolaires.

C’était la situation jusqu’au 5 septembre, lorsque Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont publié un communiqué de presse annonçant le maintien de leur projet sous le nouveau titre Kanata – Épisode I — La Controverse. Ce communiqué s’intitule Le ressaisissement[5], et il est bien nommé ainsi.

Il est divisé en deux parties, dont la première énumère, tel un décret préfectoral français, toutes les lois que le spectacle ne viole pas et tous les motifs possibles d’interdiction qui ne s’y appliquent point. C’est un petit chef-d’œuvre de juridisme théâtral, c’est-à-dire ironique, qui pourrait sortir d’une pièce de Molière ou de Ionesco. Néanmoins le fond en est très important, à savoir que pour Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil la seule obligation consiste à ne pas enfreindre les lois de la République française.

La seconde partie est une défense passionnée et flamboyante de la liberté de création. C’est un texte polémique dans la grande tradition qui place ses auteurs dans l’exacte opposition des points de vue des protestataires. Au lieu de chercher des consensus possibles, Ariane Mnouchkine se dresse comme un rempart contre le

 « verdict d'un jury multitudineux et autoproclamé qui, refusant obstinément d'examiner la seule et unique pièce à conviction qui compte c'est-à-dire l'oeuvre elle-même, la déclare nocive, culturellement blasphématoire, dépossédante, captieuse, vandalisante, vorace, politiquement pathologique, avant même qu'elle soit née. »

Cela dit, le communiqué se termine par un hommage rendu aux artistes autochtones et l’espoir d’un dialogue futur.

Le site du Théâtre du Soleil contient d’autres textes en rapport avec le spectacle et en particulier avec la controverse qui l’entoure. L’analyse de ceux-ci, où se mêlent professions de foi et raccourcis historiques ne relève pas de ce propos. Cependant, on y note une immense amertume de celle qui, pour la première fois de l’histoire du Théâtre du Soleil cède à un autre la responsabilité de la mise en scène, et se heurte à une contestation à laquelle elle ne s’attendait pas.

Il est vrai que pratiquement toute la carrière de création d’Ariane Mnouchkine s’est déroulée sur le thème de l’apport culturel d’ailleurs, essentiellement d’Asie, comme par exemple Les Atrides joués, dansés et chantés dans les traditions théâtrales du sud de l’Inde, dont le kathakali. En somme, elle a toujours pratiqué avec conviction tout ce qui est dénoncé comme appropriation culturelle de ce côté-ci de l’Atlantique.

Bien que Robert Lepage continue à en assumer la mise en scène, ni l’Ex Machina, ni d’autres partenaires ne figurent sur l’affiche du spectacle rebaptisé, à l’exception du Festival d’automne. C’est un sujet d’inquiétude pour la directrice du Théâtre du Soleil, qu’elle a exprimé dans un autre texte[6] sur le site du théâtre. Il ne semble plus y avoir de grands projets de tournées internationales, pas même au Canada. Quant à Robert Lepage, contrairement à ses habitudes, il travaille sans la participation officielle de sa compagnie Ex Machina. On peut supposer que pour celui-ci le risque de s’associer à un spectacle « réprouvé », était trop grand, car cette compagnie dépend à la fois de subventions étatiques canadiennes et d’investisseurs internationaux, tous, État et privé, idéologiquement très éloignés d’Ariane Mnouchkine.

Ainsi, bien que collaborant pour le spectacle et gardant sans doute un grand estime l’un pour l’autre, Mnouchkine et Lepage fonctionnent dans deux univers séparés par un océan, au propre et au figuré.

Pour qui sonne le glas?

Certainement pas pour Robert Lepage ou Ariane Mnouchkine et c’est tant mieux. Je l’ai dit et redit, il s’agit d’une grande femme et d’un grand homme de théâtre et tout le monde doit se réjouir que leur carrière respective continue. De fait ils auront gagné une bonne dose de sympathie et les prochaines créations de Lepage seront certainement accueillies avec enthousiasme. Les victimes sont ailleurs, en tout cas au Canada, car comme on l’a vu la situation en France est différente.

Des centaines d’autres entreprises théâtrales regretteront peut-être de n’avoir pas organisé des manifestations aussi bruyantes que possible, car en ce qui concerne la liberté de création, leur sort est réglé. Encore faut-il se poser la question si cela leur importe. Si l’on en croit à leur timidité collective, la réponse est négative, du moins pour la majorité. On se remémore d’autres temps plus courageux, mais la nostalgie, tout comme la colère, est mauvaise conseillère.

On n’a pas prêté assez d’attention aux déclarations de Simon Brault, le directeur et chef de la direction (excusez du peu) du Conseil des arts du Canada, que j’ai appelé plus haut le bras séculier de l’idéologie gouvernemental. Après avoir cosigné en 2017 une lettre dans sa capacité officielle où l’on peut lire :

« L’appropriation des récits, des façons d'être et des œuvres d'art autochtones est tout simplement une continuité du colonialisme et de l'affirmation de ses droits sur la propriété des peuples autochtones. L'histoire de la colonisation de l'identité autochtone transmise par les images, les films et les récits est en partie responsable du discrédit jeté sur le point de vue autochtone »

Simon Brault est monté aux créneaux pour déclarer haut et fort que la liberté artistique était importante et qu’il était salutaire que l’art suscite la controverse. Il a aussi refusé avec véhémence le terme « censure ». De beaux principes, dont l’application pratique risque de décevoir certains artistes s’adressant au Conseil des arts.

Pour comprendre le rôle de cet organisme essentiel dans la vie artistique du pays, il n’est pas inutile d’en examiner brièvement l’évolution en commençant par son mandat qui date de sa création en 1957 et qui à ma connaissance n’a jamais été changé.

« Organisme public de soutien aux arts, le Conseil des arts du Canada a pour mandat de favoriser et de promouvoir l’étude et la diffusion des arts ainsi que la production d’œuvres d’art. »

Normalement, dans ce genre de formulation les objectifs s’égrènent en ordre décroissant d’importance, alors qu’en l’occurrence c’est le contraire qui se passe. Et si on se demande pourquoi n’a-t-on pas ajusté le principe à la réalité, on doit exclure immédiatement la négligence. Un coup d’œil sur le site du Conseil vous donne une idée de la bureaucratie gouvernementale à son meilleur où chaque mot est pesé, vérifié et placé au bon endroit.

Il me semble que l’on n’a pas changé le mandat, parce que les changements subis au fil des ans dans les objectifs et le fonctionnement du Conseil ont été d’une telle ampleur, que leur reconnaissance officielle aurait soulevé des vagues que ni le conseil d’administration du CAC ni le gouvernement ne souhaitaient.

Il serait trop long d’évoquer ici les querelles constitutionnelles de la fin du siècle dernier au sujet de l’art et de la culture. Toujours est-il que s’il y a un ministère fédéral du Patrimoine canadien, seules les provinces ont des ministères de la Culture. Et comme la nature a horreur du vide, le Conseil des arts, organisme de soutien à ses débuts, est devenu petit à petit un ministère non officiel qui détermine des politiques, donne des directives, influe sur l’orientation des arts et de la littérature, sans aucun mandat électif.

Toutes ces actions, qui normalement relèvent d’une responsabilité gouvernementale, se traduisent par l’allocation de subventions, autour de 300 millions de dollars par an. Étant donné que seulement un tiers de demandes sont satisfaites, il n’est pas difficile d’imaginer que les organismes et les individus se gardent bien d’ignorer les orientations et les directives du Conseil. Or, en dépit du fait qu’il n’y a pas de consensus social sur la question, l’excommunication de l’appropriation culturelle fait désormais partie du crédo du Conseil. Un ministre élu aurait pu se faire interpeller par l’Opposition ou par ses électeurs, mais le Directeur et chef de la direction n’a été élu par personne.

Et c’est ainsi que des milliers d’artistes et d’organismes, qui espèrent un peu d’aide, financée par les contribuables canadiens, ajouteront une autre interdiction à leurs élans, car le Conseil des arts en a décidé ainsi.

Il est très beau de dire qu’il faut que l’art suscite la controverse, à condition que celles-ci ne soient étouffées dès l’étude préliminaire du dossier. Car sans argent pas de produit artistique. That who pays the fiddler calls the tune. Et évidemment ce n’est pas de la censure, juste un souhait accompagné d’une enveloppe.

Il y a donc fort à parier que désormais aucun organisme artistique ne mettra ses chances en péril, en ayant l’ombre d’une tentation qu’on pourrait qualifier d’appropriation culturelle.

Une bonne dose de pessimisme

Maintenant que le processus s’est enclenché, tout ne sera qu’une question de degrés. Une fois qu’on a accepté le principe de quotas, ou de quotas déguisés en cibles, pour le nombre de participants de telle ou telle origine ethnique à un spectacle, le processus suivra son cours bureaucratique comme partout ailleurs. Les instruments pour mesurer les proportions ne manqueront pas grâce en particulier à Statistique Canada qui inclut dans le recensement des questions concernant l’origine ethnique l’appartenant à un groupe de population, pour éviter de parler de race, de chaque citoyen. Cependant, en lisant les questions on comprendra que c’est bien de cela qu’il s’agit.[7]

Comment en est-on arrivé là après l’euphorie antiraciste qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale? Il n’y a pas si longtemps qu’on a célébré avec enthousiasme le color-blind casting. Après une période pendant laquelle la conception même de race semblait avoir été bannie de l’examen des sociétés humaines, la classification a repris ses droits. Désormais nous sommes déterminés par l’origine ethnique, la couleur de la peau, le lieu de naissance, en un mot l’identité.  Identité innée et non pas l’identité acquise. Ce qu’on est et non pas ce que l’on fait. Une sorte d’essentialisme. On l’utilise déjà dans bien des domaines, le théâtre n’est que la dernière addition à la longue liste.

Théâtre et subversion

Subversif, ive, adj.
§  Qui renverse, détruit l’ordre établi ; qui est susceptible de menacer les valeurs reçues.
Ø Destructeur, séditieux. Opinion, théories, idées subversives. - Esprit subversif.
(Le Petit Robert)


Même dans les époques où ils se trouvaient en relative harmonie avec la société qui les entouraient, l’art en général et le théâtre en particulier s’attaquaient essentiellement aux grands tabous.

Prométhée, Antigone, Électre sont des insoumis et la cible de leur révolte est l’ordre établi. Ce même ordre, ne l’oublions pas, que le public dans sa vaste majorité, respecte avant et après la représentation. Si la rébellion du héros est permanente, celle du public, quelle que soit son empathie pour le héros, est temporaire. Une sorte de soupape nécessaire à l’équilibre social et psychique. On comprend donc la nécessité de la violation, factice et temporaire du tabou. C’est une des fonctions sociales les plus importantes du théâtre qu’on peut aussi appeler subversion.

Cependant, dépendant des sociétés et des époques, le sens de la subversion change, parfois du tout au tout. Il est donc normal que, comme dans le cas des tragédies grecques, on ne se rende pas toujours compte à quel point les héros s’écartent de l’ordre établi. Donc, pour comprendre la portée des subversions théâtrales, il faut avoir une idée aussi précise que possible du contexte historique et social. Une fois de plus Molière va nous aider. J’ai cité le cas du Tartuffe, mais celui de Dom Juan, me semble encore plus instructif.

La France du milieu du XVIIe siècle et entièrement chrétienne. Le blasphème est puni de mort, et si l’idée d’athéisme existe, en faire profession de foi peut entraîner le même châtiment. C’est dans cet ordre social que Molière, après avoir fait jouer Le Tartuffe, et se l’être fait interdire pour un temps, présente Dom Juan ou le Festin de Pierre pendant le carnaval de 1656. La pièce connaîtra un très grand succès, mais sera retirée de l’affiche dès après Pâques pour disparaître sous sa forme originale jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Le grand seigneur jeune est beau, qui aujourd’hui passe surtout pour un séducteur sans scrupules, représente pour ses contemporains l’athée blasphémateur dont le seul crédo est que « deux et deux font quatre ». Face à lui, Sganarelle le clown est chargé de « défendre » Dieu et la foi. Le scandale est considérable, et cette fois, la subversion de Molière semble être allée trop loin. Mais quelle tentative tout de même !

On voit bien que, tout en demeurant une excellente pièce, l’œuvre est aujourd’hui déphasée par rapport à son audace d’il y a plus de trois siècles. Et tout comme il est facile de gagner la dernière révolution victorieuse, s’attaquer aux tabous déjà renversés ne demande pas beaucoup de courage. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».

Quels sont donc les tabous d’aujourd’hui dont le viol, limité dans le temps et l’espace d’une représentation théâtrale, serait accepté ?














Annexe

Le ressaisissement

Après avoir, comme ils l'avaient annoncé dans leur communiqué du 27 juillet, pris le temps de réfléchir, d'analyser, d'interroger et de s'interroger, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil sont finalement arrivés à la conclusion que Kanata, le spectacle en cours de répétition, ne violait ni la loi du 29 juillet 1881 ni celle du 13 juillet 1990 ni les articles du Code pénal qui en découlent, en cela qu'il n'appelle ni à la haine, ni au sexisme, ni au racisme ni à l'antisémitisme ; qu'il ne fait l'apologie d'aucun crime de guerre ni ne conteste aucun crime contre l'humanité ; qu'il ne contient aucune expression outrageante, ni terme de mépris ni invective envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, ou une religion déterminée.
Ne s'estimant assujetti qu'aux seules lois de la République votées par les représentants élus du peuple français et n'ayant pas, en l'occurrence, de raison de contester ces lois ou de revendiquer leur modification, n'étant donc pas obligé juridiquement ni surtout moralement de se soumettre à d'autres injonctions, même sincères, et encore moins de céder aux tentatives d'intimidation idéologique en forme d'articles culpabilisants, ou d'imprécations accusatrices, le plus souvent anonymes, sur les réseaux sociaux, le Théâtre du Soleil a décidé, en accord avec Robert Lepage, de poursuivre avec lui la création de leur spectacle et de le présenter au public aux dates prévues, sous le titre Kanata – Épisode I — La Controverse.

Une fois le spectacle visible et jugeable, libre alors à ses détracteurs de le critiquer âprement et d'appeler à la sanction suprême, c'est-à-dire à la désertification de la salle. Tous les artistes savent qu'ils sont faillibles et que leurs insuffisances artistiques seront toujours sévèrement notées. Ils l'acceptent depuis des millénaires.
Mais après un déluge de procès d'intention tous plus insultants les uns que les autres, ils ne peuvent ni ne doivent accepter de se plier au verdict d'un jury multitudineux et autoproclamé qui, refusant obstinément d'examiner la seule et unique pièce à conviction qui compte c'est-à-dire l'oeuvre elle-même, la déclare nocive, culturellement blasphématoire, dépossédante, captieuse, vandalisante, vorace, politiquement pathologique, avant même qu'elle soit née.
Cela dit, et sans renoncer à la liberté de création, principe inaliénable, le Théâtre du Soleil s'emploiera sans relâche à tenter de tisser les liens indispensables de la confiance et de l'estime réciproques avec les représentants des artistes autochtones, d'où qu'ils soient, déjà rencontrés ou pas encore.
Artistes à qui nous adressons ici notre plus respectueux et espérant salut.
Le Théâtre du Soleil
5 septembre 2018













[1] Grand projet de Robert Lepage et d’Ex Machina d’un lieu théâtral multifonctionnel à Québec.
[2] Communiqué de presse du FIJM du 7 juillet 2018.
[3] Au sujet de l’appropriation culturelle Nadia El-Mabrouk, le 15 août et Christian Dufour, le 17 août, tous deux dans LaPresse + ont écrit l’essentiel, bien mieux que je ne saurais le faire.
[4] Il semble que le CQT soit en train de préparer une prise de position.
[5] Le texte complet se trouve en annexe.
[6] Éditorial du 22 octobre 2018, L’Histoire d’une admiration
[7] En 2016, j’ai refusé publiquement de répondre à ces deux questions. J’avais évidemment enfreint la loi, mais je n’ai pas été poursuivi. Au demeurant, il est intéressant de noter la levée de bouclier contre l’intrusion de Statistique Canada dans nos transactions financières, comparée à l’indifférence face à sa classification ethnique.