vendredi 18 septembre 2015

Plaidoyer timide pour un paria

Après plus d’une année de silence, j’aurais voulu reprendre la parole pour parler théâtre. J’aurais eu plaisir à rendre compte des festivités qui ont entouré le 120e anniversaire de la fondation du Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges, France) que j’ai dirigé de 1972 à 1985. Ce premier théâtre populaire de France, non seulement a-t-il survécu aux vicissitudes de toutes sortes, mais il fonctionne encore avec une vigueur remarquable. Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui il faut que je parle de ce qui se passe en Europe et en particulier en Hongrie.

Ce pays de moins de 10 millions d’habitants dont le produit intérieur brut par habitant est à peu près 30 % de celui d’Allemagne, se trouve à la frontière extérieure de l’espace Schengen. À ce titre, elle est obligée de contrôler les entrées sur son territoire au nom de tous les États membres de cet espace. Le moins qu’on puisse dire est que, face à l’afflux des migrants venus depuis des mois du Moyen-Orient, la Hongrie s’est trouvée débordée.

Cependant, ce qui jusqu’ici n’était que désordre et mauvaise humeur s’est transformé en violence à la frontière, désormais contrôlée, entre la Serbie et la Hongrie. Même si les journaux n’en publient pas les images les plus choquantes, il y aurait de quoi être touché, voire révolté. À qui la faute?

Contrairement à l’immense majorité de tout ce qui grouille grenouille et scribouille, comme a dit le général de Gaulle, je parle le hongrois. Je comprends donc toutes les subtilités de la langue que ce soit dans la presse écrite ou parlée ou dans les médias sociaux. C’est à ce titre que je vais tenter de rendre un peu plus claire la lecture du chaos qui est en train de gagner une partie de l’Europe. Deux précisions cependant.

Il y a 59 ans, j’ai été moi-même réfugié politique. J’ai quitté la Hongrie envahi par l’Armée Rouge déterminée de réprimer dans le sang la Révolution de 1956. Je puis donc affirmer que les comparaisons que l’on fait ici et là avec les deux situations sont tout à fait erronées. Deuxièmement, bien que j’aie aussi la citoyenneté hongroise, je n’ai aucune activité politique dans ce pays. Je n’y vote pas, mais si je votais, mon choix ne porterait pas sur le gouvernement actuel.

L’encre n’était pas encore sèche sur les dithyrambes qui accueillaient la déclaration d’Angela Merkel, du Point au très réservé Economist pour ne citer que ceux-là, que le vent a déjà commencé à tourner.

Rappelons la substance de ce qu’a dit la chancelière le 31 août. Tous les réfugiés syriens sont les bienvenus en Allemagne, qui est prête à en accueillir 800 000, rien que cette année. En passant elle a aussi suspendu le règlement dit Dublin III, à savoir : « Le pays dans lequel a été formulée la demande d'asile est celui qui est chargé de son instruction et de la décision finale. » Dans les jours suivants, le vice-chancelier a déclaré que l’Allemagne voulait recevoir 500 000 réfugiés par an.

Ces déclarations généreuses étaient censées répondre à la situation qui régnait en Hongrie où, disait-on, le gouvernement était en rupture avec les principes européens d’accueil et d’ouverture. Or depuis le 31 août, Mme Merkel a non seulement précisé à plusieurs reprises que l’Allemagne n’accueillerait que les personnes considérées comme réfugiées, mais elle a aussi affirmé que celles et ceux dont la demande allait être rejetée devront quitter le territoire allemand. Elle a également indiqué que les réfugiés ne pouvaient pas choisir leur pays d’accueil. Ces précisions ont eu infiniment mois d’écho dans la presse et partant, parmi les centaines de milliers de migrants qui sont encore sur les routes des Balkans.

Le 14 septembre l’Allemagne a suspendu l’accord de Schengen en rétablissant le contrôle sur sa frontière avec l’Autriche. Celle-ci l’a suivie en faisant de même avec la Hongrie.  Tout cela parce que ni l’un ni l’autre de ces pays ne peuvent traiter adéquatement le flux des migrants.

La Hongrie, elle, a commencé à ériger sa clôture en juillet, prévoyant ce qui allait se passer. La principale raison de ce geste, désapprouvé en chœur en Occident et ailleurs, est la nature de sa frontière avec la Serbie. Ce que les Hongrois appellent la « frontière verte » est une ligne de plus de 150 km dans les champs avec quelques passages officiels. Les migrants, dirigés par des passeurs, se faufilaient systématiquement par les passages non gardés afin d’échapper aux contrôles et à l’enregistrement, craignant de devoir rester en Hongrie selon les règlements de Dublin III. Il y a double malentendu.

D’une part, il est tout à fait clair que le gouvernement hongrois ne veut pas garder les migrants, réfugiés ou pas, sur son territoire. En revanche, elle prend au sérieux son rôle de pays frontière de l’espace Schengen, obligée d’enregistrer les demandeurs d’asile. Rappelons que, depuis le début de l’année, près de 200 000 migrants y sont arrivés. La clôture de barbelés est censée permettre à la Hongrie de contrôler sa frontière et celle de l’espace Schengen. Ce n’est certainement pas une œuvre d’art. Mais en général les frontières ne le sont pas.

D’autre part, les migrants ne veulent pas rester en Hongrie. Ils veulent aller en Allemagne ou en Suède. C’est ainsi que des foules, pratiquement incontrôlables, exigent depuis des semaines qu’on les laisse aller à leur destination. Ce que le gouvernement hongrois ne voulait pas faire en dehors des règles. Se rendant compte de son impuissance, il a cédé, surtout après la déclaration de Mme Merkel, réclamant qu’on laisse aller en Allemagne tous les réfugiés syriens.

C’est ainsi qu’après quelques jours de ce régime, l’Allemagne, à son tour, s’est rendu compte de son impuissance.

Aucun pays ne peut permettre que sa frontière soit une passoire incontrôlable. A fortiori quand il s’agit de la frontière de l’espace Schengen. À l’arrivée au Canada, on doit accomplir les formalités à la frontière. L’Allemagne reçoit les migrants par train et en bon ordre. Ils sont accueillis à la gare, et dirigés vers les centres d’accueil.

Rien de tel en Hongrie. Ni en Croatie qui, au bout de 24 heures d’afflux massif de migrants a déclaré qu’elle ne plus en admettre. Il en va de même pour la Slovénie.

Il est vrai qu‘une clôture de barbelés face à la misère humaine est un spectacle d’une infinie tristesse. Car la misère des Syriens et des autres indéniable. Elle vous interpelle quotidiennement et pas seulement depuis la mort du petit garçon noyé. Il y a eu des milliers de noyés, et il y en aura d’autres. Hélas!

Ce n’est pas encore le moment de désigner les coupables. Il y en a beaucoup. La Hongrie porte certainement une bonne partie de la responsabilité, ne serait-ce que pour son manque de préparation. Mais des responsables politiques de grandes puissances, comme l’Allemagne, devraient mesurer toute la portée de leurs paroles. Susciter de faux espoirs auprès d’une population en détresse est irresponsable. L’enfer est pavé de bonnes intentions.

En attendant, la crise des migrants fait gagner des voix à l’extrême droite européenne. Elle menace le fragile équilibre qui tient ensemble les 28 pays membres de l’Europe. Elle risque d’entamer l’image même qui attire ces centaines de milliers de demandeurs d’asile.