Réflexions sur les événements entourant les
annulations de spectacles à l’été 2018
Les faits
Programmé pour l’édition de
2018 du Festival international de jazz de Montréal (FIJM) et présenté au
Théâtre du Nouveau Monde (TNM), le spectacle Slāv, basé sur des chansons d’esclaves noires, a été annulé fin
juin, après seulement trois représentations. Cette décision a été prise après
que des manifestations, parfois violentes, aient été organisées pour gêner les
spectateurs qui se rendaient au TNM.
Les manifestants reprochaient
au spectacle le fait que ni Robert Lepage, le metteur en scène, ni la chanteuse
principale Betty Bonifassi n’étaient d’origine afro-américaine et que le chœur
ait été composé en majorité de personnes désignées « blanches ». Les
accusations d’appropriation culturelle et de racisme étaient les plus
fréquemment évoquées.
Peu de temps après, on a
appris que Robert Lepage était en train de monter au Théâtre du Soleil de
Paris, dirigé par Ariane Mnouchkine, un spectacle intitulé Kanata sur la rencontre des peuples autochtones d’Amérique du Nord
avec les Européens. Ex Machina, la compagnie de Lepage faisait partie des
producteurs, de même que plusieurs partenaires internationaux, lesquels
devaient recevoir le spectacle après ses débuts parisiens en décembre 2018.
Personne d’origine autochtone ne faisait partie de la distribution.
Une lettre collective, publiée
dans Le Devoir, dénonçant cette situation a été signée par plusieurs
personnalités autochtones, sans toutefois exiger le retrait du spectacle. Se
rendant compte du danger, Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, venue exprès de
Paris, organisèrent une rencontre avec 35 personnalités autochtones. Comme il
n’y a pas eu de communiqué officiel, les interprétations du résultat de cette
rencontre divergent.
Finalement, fin juillet, Robert
Lepage et Ex Machina, annoncent l’annulation du spectacle en raison du retrait
d’un partenaire nord-américain important. Quant à elle, Ariane Mnouchkine
promet une réponse théâtrale. Celle-ci arrive le 5 septembre : le
spectacle rebaptisé Kanata-Épisode I -La
Controverse ira de l’avant, dans la mise en scène de Robert Lepage. La
première aura lieu le 15 décembre à la Cartoucherie, lieu de résidence du
Théâtre du Soleil qui seul produit le spectacle avec le Festival d’automne de
Paris.
Dans les chapitres qui
suivent, je vais tenter d’analyser ces événements, car je pense que leur portée
est bien plus grande qu’un scandale passager.
Pourquoi le théâtre ?
Il est évident que les manifestations qui ont mené à l’annulation des
deux spectacles ont été préparées de longue date. J’aborderai la question de la
vulnérabilité des principaux producteurs dans un chapitre suivant, mais la
première question qui me semble s’imposer est : Pourquoi le théâtre ?
Dans son entretien le 21 juillet 2018 avec Stéphane Bureau à
Radio-Canada, Robert Lepage a évoqué cette question en citant Webster, celui
qui en guise de protestation a quitté le Conseil d’administration de Diamant[1].
Si les chansons seules ne semblaient pas avoir fait problème, le théâtre, lui,
est dangereux. L’affirmation est juste, et l’histoire la justifie amplement. Je
m’en tiendrai à deux exemples. Le premier date d’il y a deux cents ans, mais il
est non seulement pertinent, mais aussi savoureux.
En France, sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire avant la Révolution, toute
activité théâtrale a été régie par des privilèges royaux et soumise à la
censure. Seule une poignée de troupes avaient le droit de jouer un répertoire
défini pour chacune d’entre elles. Par exemple la Comédie Française était
l’unique dépositaire du répertoire classique. Or, comme le théâtre était une
activité rentable, des « délinquants » faisaient de leur mieux pour
contourner les interdictions. Cela se passait surtout dans les foires. Une
longue lutte s’en est suivie et, de guerre lasse, une des concessions des
autorités aura été de permettre à ces petites troupes de chanter (un des
ancêtres de l’opéra-comique), de mimer (repris par les mimes modernes) et de
brandir des écriteaux (repris par Brecht!), mais pas de parler. La parole est
dangereuse!
Le second exemple vient du XXe siècle, dans lequel les interdictions et
les scandales sont légion. Or, ce n’est qu’en 1968 (!) que la Grande-Bretagne,
pays de la liberté s’il en fut, finit tout de même par abolir officiellement la
censure théâtrale. Pourquoi cet acharnement ?
Au-delà de son contenu, l’événement théâtral parlé est d’abord la
rencontre d’une foule, dont peu importe la taille, avec un ensemble de
personnes qui leur adressent la parole. Pour les autorités de tout acabit, les
rassemblements consacrés à la parole organisée représentent toujours un danger
potentiel. C’est pour cela que toutes les déclarations et toutes les chartes
qui comportent une clause concernant la liberté de rassemblement la tempèrent
par l’adjectif « pacifique ». C’est ce qui permet aux forces de
l’ordre de respecter ou non ce droit.
C’est cet équilibre entre droit et restrictions qui a longtemps fait mettre
le théâtre en liberté surveillée. Si
aujourd’hui cela nous semble anachronique, rappelons tout de même qu’une des
raisons évoquées pour justifier l’annulation de Slãv par le FIJM a été la question de sécurité. Rappelons aussi que
Betty Bonifassi a chanté ces mêmes chansons depuis des années sans problème, en
particulier en 2017, dans le cadre du même festival qui, un an plus tard, a
annulé l’événement théâtral qui en a été tiré. C’est donc le théâtre qui est
dangereux. Heureusement! Car c’est quand il est subversif que le théâtre est à
son meilleur.
Mais qu’est-ce qu’être subversif et qui a intérêt à ce que le théâtre le
soit ? Je tenterai d’esquisser une réponse à la fin de ces réflexions.
Pas de censure, pas encore
Dans aucun des deux cas qui nous occupent pouvons-nous parler de
censure, car il n’y a eu aucune interdiction de la part de quelque autorité que
ce soit. De fait, les annulations ont été des décisions d’affaires et il y a
fort à parier que les protestataires aient analysé les entreprises en question
pour les attaquer à leurs points faibles.
Très différents dans leurs prises de position et surtout dans leur
comportement, violents et apparemment désordonnés dans le cas de Slãve, réfléchis et respectueux dans
celui de Kanata, les protestataires,
avaient une chose importante en commun, leur idéologie s’appuyait sur celle du
pouvoir en place. Ou du moins à une place, au gouvernement fédéral.
Mnouchkine et Lepage ont été attaqués sur leur gauche, là où ils étaient
les plus vulnérables, car un artiste est « naturellement » de gauche.
Certes la définition de la gauche a changé au cours des dernières décennies et
le vocable progressiste est davantage utilisé, mais la réalité est qu’à
première vue les protestataires se trouvaient dans le même groupe sociopolitique
que les artistes qu’ils ont attaqués. Ces déchirements au sein du même groupe
sont monnaie courante et ne mériteraient pas d’être relevés s’il ne s’y
ajoutait pas un élément nouveau, le rôle de l’idéologie de l’État fédéral.
Depuis son adoption en 1985, La loi sur le multiculturalisme canadien
définit l’idée que le gouvernement fédéral se fait de la composition
culturelle, dans le sens ethnique et racial du terme, du Canada. (Exception
oblige, aucun texte officiel du Québec ne mentionne le multiculturalisme, lui
préférant la diversité et l’inclusion.) C’est donc en s’appuyant sur cette
idéologie que les groupes protestataires ont évoqué l’appropriation culturelle,
comme une violation de leur droit à leur culture. En effet, la loi dit :
·
a) à
reconnaître le fait que le multiculturalisme reflète la diversité culturelle et
raciale de la société canadienne et se traduit par la liberté, pour tous ses
membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel,
ainsi qu’à sensibiliser la population à ce fait;
Sans y être expressément spécifié, la loi désigne
les communautés, ayant désormais une existence reconnue, comme dépositaires
légitimes de leur culture. Et donc pouvant statuer sur leur utilisation.
Ainsi, contrairement à ce qui se passait dans le
cas de Tartuffe par exemple, où Louis
XIV - L’État c’est moi ! – a permis à Molière de jouer sa pièce, en dépit
de l’opposition de l’Église qui estimait que les questions de la religion
relevaient uniquement d’elle, les représentants du gouvernement fédéral ont été
remarquablement discrets durant la controverse. Je reviendrai plus loin sur le
rôle du bras séculier, si j’ose dire, de l’idéologie gouvernementale en la
matière, le Conseil des arts du Canada.
Des attaques bien ciblées.
Au-delà de leurs immenses talents et de leurs illustres carrières,
Ariane Mnouchkine et Robert Lepage se trouvent à la tête d’entreprises aussi
importantes que complexes. Leurs compagnies respectives, bien que très
différemment structurées, ont pour mandat de permettre à ces deux artistes
d’exception de s’épanouir. Les spectacles qu’ils produisent sont vendus souvent
des années à l’avance, parfois avant même que ceux-ci ne soient en chantier.
Ces réseaux complexes peuvent faire penser à des multinationales
remarquablement bien gérées. Cependant, au lieu d’immenses capitaux, c’est la
réputation des créateurs qui leur sert de caution. C’est donc ce capital-là qui
a été visé par les attaques et c’est cette valeur de base qui s’est mise à
chanceler.
Une entreprise qui se trouve en défaut de liquidité, perd sa raison
d‘être et c’est la banqueroute, chère aux situations de vaudeville du XIXe
siècle. Or, personne ne peut prétendre que le capital qui nous occupe,
c’est-à-dire le talent de Mnouchkine ou de Lepage, se soit volatilisé du jour
au lendemain. Mais, de même qu’une banque peut chuter en perdant la confiance
de ses clients, une attaque concertée contre la crédibilité éthique,
essentielle à leur métier, peut faire vaciller la réputation des artistes. En
les accusant d’appropriation culturelle, voire de racisme, c’est donc leur
réputation qui a été ciblée.
Aujourd’hui, dans l’immense majorité des cas, l’événement théâtral
obtient l’adhésion enthousiaste du public. Il suffit de constater que, naguère
relativement rares, les standing ovations
sont devenus la norme. Le temps entre la fin du spectacle et le premier
spectateur debout est à peine quelques secondes. Plus de chououou, plus de sifflets sinon d’admiration, et encore moins de
protestation. Il ne reste plus que quelques maisons d’opéra où les aficionados prennent encore leur rôle de
sceptique au sérieux.
Il est donc normal que créateurs et producteurs se conforment à cette
situation où la fidélisation du public est au centre de la stratégie. Comme
cette fidélisation se base sur la réputation des artistes, il est donc
indispensable de la maintenir intacte. Et de même que n’importe quel
distributeur se défait immédiatement d’un fournisseur qui serait perçu comme
gênant par une partie importante de sa clientèle, le FIJM dans le cas Slãv et un producteur nord-américain
dans celui de Kanata ont retiré leurs
billes, craignant qu’une partie importante de leur base de spectateurs ne se
range du côté des protestataires.
Quant aux justifications, celle du FIJM est particulièrement édifiante:
« Nous devions donc prendre
en compte d’éventuels dérapages possibles si les représentations se
poursuivaient. »
Imaginez, quelques
protestations, voire des huées ! Couvrez ce sein que je ne saurais
voir !
Une importation
Les accusations d’appropriation culturelle contre les deux artistes
proéminents de la scène ne sont pas les premières, tant s’en faut. En 1991, au
moment de transférer Miss Saigon de
Londres à Broadway, Actors’ Equity a exigé que le rôle de The Engineer, tenu
originalement par Johnatan Pryce soit joué par une personne d’origine
asiatique. En dépit du grand succès des préventes, le producteur a menacé
d’annuler les représentations et le syndicat a cédé. Cependant, comme note la
journaliste Stéphanie Bunbury dans The Sydney Morning Herald du 26 sept
2016 : “the issues about race and
representation raised by Miss
Saigon 25 years ago haven’t gone away: they are just gathering
speed.”
On ne saurait mieux dire.
Tout comme il y a plus de 25 ans, la controverse
d’aujourd’hui vient des États-Unis qui ont une histoire raciale tout à fait
unique.
Aboutie chez nous, l’appropriation culturelle nous interpelle comme en
témoigne l’avalanche d’opinions qui ont déferlé sur le Québec et au-delà. Ni
les personnes ni les institutions touchées par cette question de près ou de
loin, ne pourront ignorer cette nouvelle situation. Or, il faut bien admettre
que, jusqu’ici, les réponses des milieux artistiques n’ont guère été à la
hauteur. Et si le passé est garant
de l’avenir, celles et ceux qui croient que le théâtre est à son meilleur quand
il est subversif, ont de quoi être pessimistes.
Faiblesses et ressaisissement
La première réaction, quelles que soient les réserves qu’on
peut avoir vis-à-vis de tel ou tel artiste, doit être la défense de la liberté
artistique, la liberté de création. C’est un impératif catégorique. Et tout
discours qui commence par : « Oui, mais cela dépend de… » place
le locuteur, dans le no man’s land au mieux, au pire dans l’autre camp.
La raison d’être de cette rigidité est la nature de l’art qui
est tout à fait différente de celles de la culture et de l’éducation. La
culture, dans le sens utilisé ici, est un ensemble de valeurs de toutes natures
que partage une collectivité. Et l’éducation est la transmission de cet
ensemble. Dépendant des périodes, l’art peut être par-devers ou en dehors de la
culture et, partant, de l’éducation.
Par exemple, le théâtre grec du ~Ve siècle était
essentiellement en harmonie avec la société à laquelle il s’adressait. En
revanche, la partie la plus marquante du théâtre québécois du milieu des années
60 jusqu’au début des années 80 a été en rupture avec la majorité de la société
qui l’entourait. Personne n’aurait songé à mettre Les Belles-Sœurs au
programme des écoles, un an après sa création (1968).
Cette singularité de l’art est aussi indispensable à la
société que n’importe quelles bonnes œuvres. L’art est le désordre de Dionysos
face à la superbe d’Apollon ; la folie des tableaux de Jérôme Bosch
opposée à la sagesse des Écritures.
Il s’en suit que dès que les créateurs ont commencé par
placer la défense de Slãv, et de Kanata sur le plan des bonnes
intentions, ils ont perdu la bataille. Seule l’évocation de l’impératif
catégorique aurait pu sauver la mise. Car si l’art se confond effectivement
avec la culture et l’éducation, si même le théâtre pour adulte prétend éduquer
la société, alors il n’y a aucune raison qu’il ne soit soumis aux mêmes règles
que les programmes scolaires. Et évidemment personne ne peut prétendre à la
liberté absolue des programmes scolaires.
C’était la situation jusqu’au
5 septembre, lorsque Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont publié un
communiqué de presse annonçant le maintien de leur projet sous le nouveau titre
Kanata –
Épisode I — La Controverse. Ce communiqué s’intitule Le ressaisissement, et il est bien nommé ainsi.
Il est divisé en deux parties, dont la première énumère, tel un décret
préfectoral français, toutes les lois que le spectacle ne viole pas et tous les
motifs possibles d’interdiction qui ne s’y appliquent point. C’est un petit
chef-d’œuvre de juridisme théâtral, c’est-à-dire ironique, qui pourrait sortir
d’une pièce de Molière ou de Ionesco. Néanmoins le fond en est très important,
à savoir que pour Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil la seule obligation
consiste à ne pas enfreindre les lois de la République française.
La seconde partie est une défense passionnée et flamboyante de la
liberté de création. C’est un texte polémique dans la grande tradition qui
place ses auteurs dans l’exacte opposition des points de vue des
protestataires. Au lieu de chercher des consensus possibles, Ariane Mnouchkine
se dresse comme un rempart contre le
« verdict d'un jury multitudineux et
autoproclamé qui, refusant obstinément d'examiner la seule et unique pièce à
conviction qui compte c'est-à-dire l'oeuvre elle-même, la déclare nocive,
culturellement blasphématoire, dépossédante, captieuse, vandalisante, vorace,
politiquement pathologique, avant même qu'elle soit née. »
Cela dit, le communiqué se termine par un hommage
rendu aux artistes autochtones et l’espoir d’un dialogue futur.
Le site du Théâtre du Soleil contient d’autres
textes en rapport avec le spectacle et en particulier avec la controverse qui
l’entoure. L’analyse de ceux-ci, où se mêlent professions de foi et raccourcis
historiques ne relève pas de ce propos. Cependant, on y note une immense
amertume de celle qui, pour la première fois de l’histoire du Théâtre du Soleil
cède à un autre la responsabilité de la mise en scène, et se heurte à une
contestation à laquelle elle ne s’attendait pas.
Il est vrai que pratiquement toute la carrière de
création d’Ariane Mnouchkine s’est déroulée sur le thème de l’apport culturel
d’ailleurs, essentiellement d’Asie, comme par exemple Les Atrides joués, dansés et chantés dans les traditions théâtrales
du sud de l’Inde, dont le kathakali. En somme, elle a toujours pratiqué avec
conviction tout ce qui est dénoncé comme appropriation culturelle de ce côté-ci
de l’Atlantique.
Bien que Robert Lepage continue à en assumer la
mise en scène, ni l’Ex Machina, ni d’autres partenaires ne figurent sur
l’affiche du spectacle rebaptisé, à l’exception du Festival d’automne. C’est un
sujet d’inquiétude pour la directrice du Théâtre du Soleil, qu’elle a exprimé
dans un autre texte sur le site du théâtre. Il
ne semble plus y avoir de grands projets de tournées internationales, pas même
au Canada. Quant à Robert Lepage, contrairement à ses habitudes, il travaille
sans la participation officielle de sa compagnie Ex Machina. On peut supposer
que pour celui-ci le risque de s’associer à un spectacle
« réprouvé », était trop grand, car cette compagnie dépend à la fois
de subventions étatiques canadiennes et d’investisseurs internationaux, tous,
État et privé, idéologiquement très éloignés d’Ariane Mnouchkine.
Ainsi, bien que collaborant pour le spectacle et
gardant sans doute un grand estime l’un pour l’autre, Mnouchkine et Lepage
fonctionnent dans deux univers séparés par un océan, au propre et au figuré.
Pour qui sonne le glas?
Certainement pas pour Robert
Lepage ou Ariane Mnouchkine et c’est tant mieux. Je l’ai dit et redit, il
s’agit d’une grande femme et d’un grand homme de théâtre et tout le monde doit
se réjouir que leur carrière respective continue. De fait ils auront gagné une
bonne dose de sympathie et les prochaines créations de Lepage seront certainement
accueillies avec enthousiasme. Les victimes sont ailleurs, en tout cas au
Canada, car comme on l’a vu la situation en France est différente.
Des centaines d’autres entreprises
théâtrales regretteront peut-être de n’avoir pas organisé des manifestations
aussi bruyantes que possible, car en ce qui concerne la liberté de création,
leur sort est réglé. Encore faut-il se poser la question si cela leur importe.
Si l’on en croit à leur timidité collective, la réponse est négative, du moins
pour la majorité. On se remémore d’autres temps plus courageux, mais la
nostalgie, tout comme la colère, est mauvaise conseillère.
On n’a pas prêté assez
d’attention aux déclarations de Simon Brault, le directeur et chef de la
direction (excusez du peu) du Conseil des arts du Canada, que j’ai appelé plus
haut le bras séculier de l’idéologie gouvernemental. Après avoir cosigné en
2017 une lettre dans sa capacité officielle où l’on peut lire :
« L’appropriation des récits, des façons d'être et des œuvres d'art
autochtones est tout simplement une continuité du colonialisme et de
l'affirmation de ses droits sur la propriété des peuples autochtones.
L'histoire de la colonisation de l'identité autochtone transmise par les
images, les films et les récits est en partie responsable du discrédit jeté sur
le point de vue autochtone »
Simon Brault est monté aux
créneaux pour déclarer haut et fort que la liberté artistique était importante
et qu’il était salutaire que l’art suscite la controverse. Il a aussi refusé
avec véhémence le terme « censure ». De beaux principes, dont
l’application pratique risque de décevoir certains artistes s’adressant au
Conseil des arts.
Pour comprendre le rôle de cet
organisme essentiel dans la vie artistique du pays, il n’est pas inutile d’en
examiner brièvement l’évolution en commençant par son mandat qui date de sa
création en 1957 et qui à ma connaissance n’a jamais été changé.
« Organisme public de soutien
aux arts, le Conseil des arts du Canada a pour mandat de favoriser et de
promouvoir l’étude et la diffusion des arts ainsi que la production d’œuvres
d’art. »
Normalement, dans ce genre de formulation les objectifs
s’égrènent en ordre décroissant d’importance, alors qu’en l’occurrence c’est le
contraire qui se passe. Et si on se demande pourquoi n’a-t-on pas ajusté le
principe à la réalité, on doit exclure immédiatement la négligence. Un coup
d’œil sur le site du Conseil vous donne une idée de la bureaucratie gouvernementale
à son meilleur où chaque mot est pesé, vérifié et placé au bon endroit.
Il me semble que l’on n’a pas changé le mandat, parce que les
changements subis au fil des ans dans les objectifs et le fonctionnement du
Conseil ont été d’une telle ampleur, que leur reconnaissance officielle aurait
soulevé des vagues que ni le conseil d’administration du CAC ni le gouvernement
ne souhaitaient.
Il serait trop long d’évoquer ici les querelles
constitutionnelles de la fin du siècle dernier au sujet de l’art et de la
culture. Toujours est-il que s’il y a un ministère fédéral du Patrimoine
canadien, seules les provinces ont des ministères de la Culture. Et comme la
nature a horreur du vide, le Conseil des arts, organisme de soutien à ses débuts,
est devenu petit à petit un ministère non officiel qui détermine des
politiques, donne des directives, influe sur l’orientation des arts et de la
littérature, sans aucun mandat électif.
Toutes ces actions, qui normalement relèvent d’une
responsabilité gouvernementale, se traduisent par l’allocation de subventions,
autour de 300 millions de dollars par an. Étant donné que seulement un tiers de
demandes sont satisfaites, il n’est pas difficile d’imaginer que les organismes
et les individus se gardent bien d’ignorer les orientations et les directives
du Conseil. Or, en dépit du fait qu’il n’y a pas de consensus social sur la
question, l’excommunication de l’appropriation culturelle fait désormais partie
du crédo du Conseil. Un ministre élu aurait pu se faire interpeller par
l’Opposition ou par ses électeurs, mais le Directeur et chef de la direction
n’a été élu par personne.
Et c’est ainsi que des milliers d’artistes et d’organismes,
qui espèrent un peu d’aide, financée par les contribuables canadiens, ajouteront
une autre interdiction à leurs élans, car le Conseil des arts en a décidé
ainsi.
Il est très beau de dire qu’il faut que l’art suscite la
controverse, à condition que celles-ci ne soient étouffées dès l’étude
préliminaire du dossier. Car sans argent pas de produit artistique. That who pays the fiddler calls the tune.
Et évidemment ce n’est pas de la censure, juste un souhait accompagné d’une
enveloppe.
Il y a donc fort à parier que désormais aucun organisme
artistique ne mettra ses chances en péril, en ayant l’ombre d’une tentation
qu’on pourrait qualifier d’appropriation culturelle.
Une bonne dose de pessimisme
Maintenant que le processus s’est enclenché, tout ne sera qu’une
question de degrés. Une fois qu’on a accepté le principe de quotas, ou de
quotas déguisés en cibles, pour le nombre de participants de telle ou telle
origine ethnique à un spectacle, le processus suivra son cours bureaucratique
comme partout ailleurs. Les instruments pour mesurer les proportions ne
manqueront pas grâce en particulier à Statistique Canada qui inclut dans le
recensement des questions concernant l’origine ethnique l’appartenant à un
groupe de population, pour éviter de parler de race, de chaque citoyen.
Cependant, en lisant les questions on comprendra que c’est bien de cela qu’il
s’agit.
Comment en est-on arrivé là après l’euphorie antiraciste qui a suivi la
Deuxième Guerre mondiale? Il n’y a pas si longtemps qu’on a célébré avec
enthousiasme le color-blind casting. Après
une période pendant laquelle la conception même de race semblait avoir été
bannie de l’examen des sociétés humaines, la classification a repris ses
droits. Désormais nous sommes déterminés par l’origine ethnique, la couleur de
la peau, le lieu de naissance, en un mot l’identité. Identité innée et non pas l’identité acquise.
Ce qu’on est et non pas ce que l’on fait. Une sorte d’essentialisme. On
l’utilise déjà dans bien des domaines, le théâtre n’est que la dernière
addition à la longue liste.
Théâtre et subversion
Subversif, ive,
adj.
§ Qui renverse, détruit l’ordre établi ; qui est
susceptible de menacer les valeurs reçues.
Ø Destructeur,
séditieux. Opinion, théories,
idées subversives. - Esprit
subversif.
(Le Petit Robert)
Même dans les époques où ils se trouvaient en relative
harmonie avec la société qui les entouraient, l’art en général et le théâtre en
particulier s’attaquaient essentiellement aux grands tabous.
Prométhée, Antigone, Électre sont des insoumis et la cible de
leur révolte est l’ordre établi. Ce même ordre, ne l’oublions pas, que le
public dans sa vaste majorité, respecte avant et après la représentation. Si la
rébellion du héros est permanente, celle du public, quelle que soit son
empathie pour le héros, est temporaire. Une sorte de soupape nécessaire à
l’équilibre social et psychique. On comprend donc la nécessité de la violation,
factice et temporaire du tabou. C’est une des fonctions sociales les plus
importantes du théâtre qu’on peut aussi appeler subversion.
Cependant, dépendant des sociétés
et des époques, le sens de la subversion change, parfois du tout au tout. Il
est donc normal que, comme dans le cas des tragédies grecques, on ne se rende
pas toujours compte à quel point les héros s’écartent de l’ordre établi. Donc,
pour comprendre la portée des subversions théâtrales, il faut avoir une idée
aussi précise que possible du contexte historique et social. Une fois de plus
Molière va nous aider. J’ai cité le cas du Tartuffe,
mais celui de Dom Juan, me semble
encore plus instructif.
La France du milieu du XVIIe
siècle et entièrement chrétienne. Le blasphème est puni de mort, et si l’idée
d’athéisme existe, en faire profession de foi peut entraîner le même châtiment.
C’est dans cet ordre social que Molière, après avoir fait jouer Le Tartuffe, et se l’être fait interdire
pour un temps, présente Dom Juan ou le
Festin de Pierre pendant le carnaval de 1656. La pièce connaîtra un très
grand succès, mais sera retirée de l’affiche dès après Pâques pour disparaître
sous sa forme originale jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Le grand seigneur jeune est
beau, qui aujourd’hui passe surtout pour un séducteur sans scrupules,
représente pour ses contemporains l’athée blasphémateur dont le seul crédo est
que « deux et deux font quatre ». Face à lui, Sganarelle le clown est
chargé de « défendre » Dieu et la foi. Le scandale est considérable,
et cette fois, la subversion de Molière semble être allée trop loin. Mais
quelle tentative tout de même !
On voit bien que, tout en demeurant une excellente
pièce, l’œuvre est aujourd’hui déphasée par rapport à son audace d’il y a plus
de trois siècles. Et tout comme il est facile de gagner la dernière révolution
victorieuse, s’attaquer aux tabous déjà renversés ne demande pas beaucoup de
courage. « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».
Quels sont donc les tabous
d’aujourd’hui dont le viol, limité dans le temps et l’espace d’une
représentation théâtrale, serait accepté ?
Annexe
Le ressaisissement
Après avoir, comme
ils l'avaient annoncé dans leur communiqué du 27 juillet, pris le temps de réfléchir,
d'analyser, d'interroger et de s'interroger, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du
Soleil sont finalement arrivés à la conclusion que Kanata,
le spectacle en cours de répétition, ne violait ni la loi du 29 juillet 1881 ni
celle du 13 juillet 1990 ni les articles du Code pénal qui en découlent, en
cela qu'il n'appelle ni à la haine, ni au sexisme, ni au racisme ni à
l'antisémitisme ; qu'il ne fait l'apologie d'aucun crime de guerre ni ne
conteste aucun crime contre l'humanité ; qu'il ne contient aucune
expression outrageante, ni terme de mépris ni invective envers une personne ou
un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de
leur non-appartenance à une ethnie, une nation, ou une religion déterminée.
Ne s'estimant assujetti qu'aux seules lois de la République votées par les
représentants élus du peuple français et n'ayant pas, en l'occurrence, de
raison de contester ces lois ou de revendiquer leur modification, n'étant donc
pas obligé juridiquement ni surtout moralement de se soumettre à d'autres
injonctions, même sincères, et encore moins de céder aux tentatives
d'intimidation idéologique en forme d'articles culpabilisants, ou
d'imprécations accusatrices, le plus souvent anonymes, sur les réseaux sociaux,
le Théâtre du Soleil a décidé, en accord avec Robert Lepage, de poursuivre avec
lui la création de leur spectacle et de le présenter au public aux dates
prévues, sous le titre Kanata – Épisode I — La Controverse.
Une fois le
spectacle visible et jugeable, libre alors à ses détracteurs de le critiquer
âprement et d'appeler à la sanction suprême, c'est-à-dire à la désertification
de la salle. Tous les artistes savent qu'ils sont faillibles et que leurs
insuffisances artistiques seront toujours sévèrement notées. Ils l'acceptent
depuis des millénaires.
Mais après un déluge de procès d'intention tous plus insultants les uns que les
autres, ils ne peuvent ni ne doivent accepter de se plier au verdict d'un jury
multitudineux et autoproclamé qui, refusant obstinément d'examiner la seule et
unique pièce à conviction qui compte c'est-à-dire l'oeuvre elle-même, la
déclare nocive, culturellement blasphématoire, dépossédante, captieuse,
vandalisante, vorace, politiquement pathologique, avant même qu'elle soit née.
Cela dit, et sans renoncer à la liberté de création, principe inaliénable, le
Théâtre du Soleil s'emploiera sans relâche à tenter de tisser les liens
indispensables de la confiance et de l'estime réciproques avec les
représentants des artistes autochtones, d'où qu'ils soient, déjà rencontrés ou
pas encore.
Artistes à qui nous adressons ici notre plus respectueux et espérant salut.
Le Théâtre du Soleil
5 septembre 2018