samedi 10 mai 2014

Bataille de légitimité autour d'un cercueil dans «Richard III» de Shakespeare.



Le texte ci-dessous est davantage un essai qu’un texte de blogue. Il s’adresse donc à celles et à ceux qui s’intéressent suffisamment au théâtre pour suivre l’analyse détaillée d’une scène. Sa compréhension serait facilitée par la lecture simultanée du texte. (Les textes de Shakespeare, en anglais et en traduction, sont facilement accessibles sur l’Internet.) J’ai gardé les citations dans la langue originale, mais grâce au numérotage des vers, on peut retrouver facilement les passages en question.


Je publie ce texte pour une double raison. D’une part elle est la meilleure illustration de mes réflexions sur les rapports entre l’enterrement, la légitimité et le théâtre. D’autre part, le Théâtre du Nouveau Monde et le Théâtre français du Centre national des arts ont mis Richard III à leur programme pour la saison 2014-15. Ce sera donc une occasion de comparer une analyse théorique à une réalisation scénique.

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La deuxième scène de Richard III  de Shakespeare, celle où Anne, veuve du prince héritier accepte d’épouser l’assassin de son mari et de son beau-père,  et ce devant le cercueil ouvert de ce dernier, est une des plus connue de la dramaturgie occidentale. Malheureusement, l’interprétation en a été souvent obscurcie par l’ignorance du contexte sociale et historique.

Ainsi nous a-t-on parlé de l’effet de séduction qu’aurait pu produire sur Anne la cour apparemment enflammée que lui fait Richard. Il proteste qu’il a tué pour la conquérir et Anne, faible femme quelque peu vaniteuse, serait sensible à cet argument. Pour que cette interprétation soit juste, il faudrait que cet acte soit profitable et significatif au moins pour l’un des deux personnages en présence. Or, il n’en est rien.

Richard dit dès la première scène, en toute sincérité puisqu’il est seul avec nous, que les femmes ne l’intéressent  pas outre mesure, et il rajoute après la scène de séduction qu’il ne gardera pas Anne. Quant à Anne, si elle consent à garder l’anneau de Richard, elle ne manifeste guère d’enthousiasme à l’idée de se retrouver dans le lit de l’assassin de son mari. Quel est donc le but de la scène ?

Une lecture attentive nous amène à voir que ce qui réunit les deux protagonistes est l’intérêt qu’ils portent, pour des raisons diamétralement opposées, au cercueil du roi mort. Ce cercueil est l’objet d’un marchandage à mots couverts, car la scène se passe en public, au bout duquel chacun repart avec un certain gain. Ce sont les étapes de ce marchandage que je vais analyser en le replaçant dans le contexte de l’époque.

Cette analyse portera sur l’action car, en dépit de la magnificence de la poésie du Bard, le théâtre de Shakespeare est basé avant tout l’action. Donc la première question à poser est : Qu’est ce qui se passe ? Ce n’est que par rapport à cette question fondamentale qu’intervient la beauté du texte qui exprime essentiellement la réaction des personnages face à une situation en constante évolution. Par exemple, le premier vers de la pièce  Now is the winter of our discontent, indique clairement l’adversité que provoque chez Gloucester, qui n’est évidemment pas encore le roi Richard III,  la situation politique du pays. Il s’en déclare désavantagé et nous informe qu’il s’est lancé dans une série d’actions criminelles pour obtenir satisfaction.

Dans cette première scène qui précède immédiatement celle qui nous intéresse, nous avons appris, entre autres que :

-Le clan de Richard est au pouvoir et que c’est le frère ainé, Edward IV qui est le roi.
-Ce roi est malade. Il est alité.
-Richard a suscité, By drunken prophecies, libels and dreams, (33[1]) une telle haine du roi contre son autre frère, George, qu’il a ordonné l’emprisonnement de ce dernier. (Richard va faire assassiner George en prison.)
-Richard déplore l’influence des femmes sur le roi, influence qu’il juge évidemment indue. Une accusation qui à cette époque n’est jamais loin d’une autre, bien plus grave,  la sorcellerie.
-Richard veut épouser Anne, mariage dont il parle en ces termes :
        
         For then I’ll marry Warwick’s youngest daughter.
         What though I killed her husband and her father?
         The readiest way to make the wench amends
         Is to become her husband and her father-
         The which will I, not all so much for love
         As for another secret close intent
         By marrying her which I must reach unto. (153-9)

La scène deux se passe sur le chemin qui mène de St-Paul à Chertsey, entre l’église et le cimetière, donc dans une rue de Londres. Entre Anne qui accompagne le cercueil de son beau-père, le roi Henry VI. Le cercueil, porté par des croquemorts et protégé par des hallebardiers, est ouvert. Anne fait déposer le cercueil et commence une longue lamentation où l’expression de son chagrin d’être veuve et d’avoir perdu un excellent roi se mêle à celle de sa malédiction contre l’auteur du double meurtre. Puis la procession reprend, non sans nous avoir prévenus que ce genre de halte va se répéter. Que se passe-t-il jusqu’ici ?

Nous savons qu’il y a déjà un roi installé, le frère de Richard, donc nous devrions être surpris que son prédécesseur ne soit pas encore enterré, et surtout que ce ne soit pas lui, le successeur, qui conduise le cortège funèbre (voir mon blog de du 13 avril 2014). De plus Anne, loin d’être discrète, hurle ses lamentations vers les citoyens qui regardent cet étrange cortège.

Pour comprendre l’action d’Anne, il faut avoir en tête trois données sociales essentielles. La première est que pour recueillir la légitimité du souverain décédé, il faut que le successeur  procède lui-même à l’enterrement, du moins symboliquement. Il est évident qu’Anne, victime principale du clan au pouvoir, n’a aucune intention de laisser ses ennemies s’emparer de la légitimité qui est dans le cercueil. Au contraire, ses nombreux arrêts ont pour but de démontrer au peuple de Londres, autant dire à l’opinion publique, que le roi actuel n’a aucune légitimité, puisque c’est elle, Anne, qui possède le cercueil.

La seconde donnée est la croyance générale en la magie noire, la sorcellerie, les fantômes etc. (Nous verrons plus tard l’importance de ce fait.)

Enfin, la troisième est la situation extrêmement précaire des femmes sans «protection mâle» tant dans la société médiévale (temps de la pièce) qu’à la Renaissance (temps de l’écriture). Cette précarité doit s’entendre dans tous les sens, et tout particulièrement dans le sens physique. Autrement dit, une femme seule, quel que soit son statut social est en danger permanent de violence physique voire de mort. Or, Anne est seule, sans mari et sans protecteur (rappelons-nous la réplique de Richard dans la première scène.) (154) Tout ce qui lui reste pour se défendre et défendre son «bien», le cadavre non enterré, ce sont quelques hallebardiers.

Richard survient au moment où le cortège s’ébranle de nouveau. Sa première réplique s’adresse aux croquemorts : Stay, you that bear the corse, and set it down. (33) Forcément, il est venu pour le cercueil, pour récupérer la légitimité ou du moins pour faire disparaître une légitimité concurrente et gênante. Les hallebardiers ne résistent pas trente secondes ce qui fait dire à Anne, qui se rend compte qu’elle est sans protection et à la merci de Richard :

         What, do you tremble? Are you all afraid?
         Alas, I blame you not for you are mortal,
         And mortal eyes cannot endure the Devil. (43-5)

Puis, se tournant vers Richard, elle lance :

         Avaunt, thou dreadful minister of Hell!
         Thou hadst but the power over his mortal body,
         His soul thou canst not have, therefore be gone. (46-8)

Anne a compris que sa situation est pratiquement désespérée, d’autant qu’elle n’est pas au courant des plans matrimoniaux de Richard. Cependant, elle sait aussi que Richard ne gagnera rien à prendre le cercueil par la force, car ils sont dans la rue au su et au vu de tous et, en matière de légitimité, l’opinion publique compte. Le marchandage qui suit va donc se dérouler à mots couverts  - la langue de bois n’est pas une invention moderne - devant l’opinion public (aujourd’hui ça se jouerait devant la télévision) afin que chacun en tire le maximum de bénéfice tout en gardant la face.

Richard sait que le but d’Anne est obtenir une protection aussi forte que possible et Anne n’a aucun doute sur l’intérêt que porte Richard au cercueil. Elle est déterminée à ne le céder qu’en dernier ressort, et la difficulté principale sera de rendre cela crédible et acceptable pour l’opinion publique. Elle est femme, veuve et doit se montrer digne de ceux qu’elle pleure, alors que Richard par sa position de force incontestable peut aisément assumer le rôle de brute. Aussi se laisse-t-il insulter par Anne  sans vraiment se défendre. Et Anne s’enfonce dans la brèche.

Richard n’a rien à craindre de l’opinion de la foule. Sa réputation est faite et sa puissance est peu commune. Ce qui ne l’empêchera pas de faire des gains de sympathie à la fin de la scène. Cependant, il commence par affaiblir Anne de plus en plus, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle n’a plus le choix. Parallèlement, il faut que les citoyens qui les entourent en soient aussi convaincus. Voici comment il procède.

Après les insultes et les mensonges cyniques, vient l’aveu : il a tué son mari car il a été provoqué, et de fait, il a aussi tué le roi (95-102).  Nouveau coup de massue pour Anne. Richard, qui est fin seul, vient d’annoncer publiquement qu’il a commis un régicide, le crime des crimes et personne ne bouge. Ni les hallebardiers ni la foule.

Remarquons qu’au théâtre, quelques-uns des moments les plus forts se produisent lorsqu’une action ou une réaction anticipée ne se matérialise point. Cette absence de réaction permet à Richard de faire la démonstration qu’il ne peut y avoir de meilleur protecteur que lui et, dix vers plus loin, il propose à Anne sa main et donc sa protection.

Anne a enfin compris le stratagème, mais comment céder dans ces circonstances ? La foule est là les yeux rivés sur elle. Elle refuse évidemment mais Richard a tout prévu :
                  Your beauty was the cause of that effect-
                  Your beauty, which did haunt me in my sleep
                  To undertake the death of all the world
                  So I might live one hour in your sweet bosom. (121-4)

C’est le dernier coup pour Anne et peut-être le plus dangereux. Richard prétend d’avoir été ensorcelé : Thine eyes, sweet lady, have infected mines (150). Si Anne, totalement affaiblie et dépouillée, est accusée de sorcellerie, c’est la fin et une fin atroce. Loin d’être flattée, comme le prétendent certaines interprétations, elle est au comble de l’affolement. Et c’est le moment que choisit Richard pour lui tendre la perche.

         Those eyes of thine from mine have drawn salt tears,
         Shame their aspéct with store of childish drops. (154-5)

Les yeux d’Anne ont donc provoqué le remord dans l’âme de ce pécheur endurci! Quel soulagement pour Anne, que le long passage de Richard laisse respirer et reprendre ses esprits. Quel retournement merveilleux pour la foule qui voit maintenant en Anne la seule personne capable d’avoir un effet bénéfique sur le monstre que tout le monde craint!
Il ne reste plus qu’un petit mélodrame à jouer. Richard offre sa poitrine nue à Anne afin qu’elle venge ses morts en le tuant sur place. Comme il est évident qu’Anne n’a aucun intérêt à tuer la seule personne capable de la protéger, Richard ne risque rien. En revanche, l’effet sur la foule est considérable. L’assassin repenti est prêt à mourir pour obtenir pardon et la femme éplorée manifeste une grandeur d’âme inouïe en l’épargnant.  On croit entendre au Téléjournal du soir : «Nous avons assisté à une scène de réconciliation exceptionnelle…».

On se fiance donc du bout des lèvres devant la foule émerveillée, lorsque Richard revient à l’essentiel :

         That it would please thee leave these sad designs
         To him that hath more cause to be a mourner,
         And presently repair to Crosby Place,
         Where, after I have solemnly interrèd
         At Chertsey monastery this noble King,
         And wet his grave with my repentant tears,
         I will with all expedient duty to see you. (211-17)

Anne y consent avec joie, dit-elle, car elle voit d’un bon œil le repentir de son futur mari.

Marché conclu, Richard a eu ce qu’il voulait. Il va, comme il l’a dit, enterrer seul le roi mort et, qui plus est, dans son fief et non chez Anne. Gent. Toward Chertsey, noble lord? Glo. No, to Whitefriars. (227) Quant à Anne, elle tiré le maximum possible de la négociation.

Reste le dernier monologue.  Richard y récapitule ce qu’on a vu et, tel un sportif  qui célèbrerait une victoire improbable, en détaille le déroulement. Ce serait une redondance scénique, sans la fin où il indique, qu’outre la légitimité politique qu’il vient d’obtenir pour son clan, il a aussi acquis, grâce au «regard» d’Anne, un nouveau statut et une nouvelle image plus «présentables».  

         Shine out, fair sun, till I have bought a glass,
         That I may see my shadow as I pass. (263-4)

Enfin, ce qui allait de soi pour les spectateurs de l’époque est qu’en entrant dans la maison de Richard, Anne apporte dans sa corbeille son argent ses titres et ses alliances.

Un grand pas de plus vers le trône!






 










[1] Indique le numéro des vers.