vendredi 11 décembre 2020

Le sein et le tabou

 





«Couvrez ce sein que je ne saurais voir 

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.» 


dit Tartuffe, dans la pièce éponyme de Molière, en tendant un mouchoir à Dorine, dont le décolleté lui paraît une provocation. L’élément important, intemporel dans cette réplique n’est pas son objet, mais la méthode utilisée par Tartuffe pour imposer à Dorine sa propre interprétation des intentions de celle-ci. De plus, non seulement se déclare-t-il blessé par ce qu’il juge être une incitation au vice, il prétend parler au nom de toutes les âmes. 


Ce jeu de pouvoir, vieux comme le monde, vient d’être réutilisé par l’administration de l’Université d’Ottawa, en accusant de racisme la professeure Verushka Lieutenant-Duval. Or, les faits sont maintenant connus. En expliquant en classe certaines réinterprétations de mots, elle y a inclus le mot qui, aux yeux des dirigeants de l’Université, est le tabou des tabous. Et, bien qu’il n’y eût pas l’ombre d’une intention raciste dans les événements évoqués, l’Administration a immédiatement, et sans même la consulter, suspendu la professeure. Elle est devenue coupable de racisme, condamnation sans appel ainsi justifiée par le recteur Jacques Frémont: «Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression.»  (19 octobre 2020)


Tout comme Tartuffe impose à Dorine une interprétation de son habillement que celle-ci récuse avec force, l’administration de l’Université a qualifié d’acte raciste une démonstration pédagogique absolument innocente d’une telle infamie. 


Se saisissant de ce casus belli et se drapant de la vertu de la lutte contre le racisme, le recteur s’est lancé tous azimuts contre cet ennemi qui, à le croire, est partout sur le campus. S’exprimant dans les pages du Droit (30 octobre 2020), il intitule son article Le racisme n’a pas sa place à l’université. 


Ce second procédé est également fort connu. Après avoir imposé une interprétation subjective à un événement limité, l’amplifier suffisamment pour en faire une situation d’apparence si dangereuse qu’elle rende légitime une mobilisation générale. Or, l’acte pour justifier un tel appel aux armes est l’incident dans le cours de Mme Lieutenant-Duval, donc le racisme imposé à notre collègue comme une flétrissure qu’elle n’a jamais méritée. 


Néanmoins, aux collègues, qui, dans des termes d’une remarquable modération ont évoqué la liberté académique ainsi que l’élémentaire respect des procédures disciplinaires, il est répondu que ces droits doivent être mesurés à l’aune de la lutte contre le racisme. D’un côté des actions racistes évoquées sans preuve, et une professeure jugée sans être entendue et de l’autre, la liberté académique laissée pour compte. 


Cette dernière fait pourtant l’objet d’un règlement de l’Université (n 121) dont voici un extrait : 

«Elle (la liberté académique) prise et protège la liberté d’enquête et la liberté d’expression sous toutes ses formes ; elle refuse donc de s’interposer entre la communauté et les vues jugées controversées ou répréhensibles, et ne permet aucune répression de la libre expression de la gamme complète de la pensée humaine, à l’intérieur des limites imposées à l’Université par la loi du Canada et de l’Ontario.»


En revanche, aucune loi du pays n’interdit l’utilisation de quelque mot que ce soit, a fortiori dans un cadre d’explication universitaire. 

Évidemment, le recteur, le Sénat ou le Bureau des gouverneurs peuvent dresser une liste exhaustive de mots que l’Université juge imprononçables. 


D’ici là, force doit rester à la loi, c’est-à-dire au Règlement 121. Ce qui veut dire aussi l’imposition de sanctions à celles et à ceux qui, par des campagnes orchestrées sur les réseaux sociaux, pratiquent l’intimidation physique et professionnelle contre les membres du corps enseignant qui exercent leur droit et font leur devoir. 



Ce texte a été publié dans l'édition du 15 novembre 2020 de la Presse+

 






mardi 12 mai 2020

Le théâtre n’est pas du tennis! ou Les dangers de la tentation du virtuel.

Le théâtre n’est pas du tennis!
ou
Les dangers de la tentation du virtuel.

Le peuple romain étant réuni au théâtre pour célébrer les jeux d’Apollon, on annonce une attaque d’Hannibal, il serait aux portes de Rome; le théâtre se vide, les hommes prennent leurs armes et courent repousser l’ennemi. Les jeux ont été interrompus, c’est une grave faute religieuse. Mais voilà qu’on découvre au milieu du circus un vieil homme trop âgé pour combattre qui avait continué à danser sur la musique d’un tibicine, les jeux n’avaient donc pas été interrompus, d’où la formule devenue proverbiale, « on est sauvés, un vieillard danse ».
       Florence Dupont, Le Théâtre romain

Aujourd’hui, c’est presque le monde entier qui est privé de spectacles, une situation exceptionnelle, sinon unique dans l’Histoire. Et, bien que les descendants du « vieillard » continuent à danser, c’est-à-dire que toutes celles et tous ceux qui faisaient du théâtre continuent à entretenir la flamme, il n’est pas sûr que les spectateurs, partis à la bataille ou confinés chez eux seront de retour.

En effet, il y a lieu de craindre qu’après la pandémie, une partie des spectateurs soient tentés de délaisser les salles de spectacles. Et si cela se passait ainsi, les raisons économiques seraient en partie à blâmer, car les budgets individuels consacrés aux spectacles vivants seront parmi les premières victimes de la détérioration économique. De plus, tout porte à croire que l’argent public ira en priorité vers le développement du virtuel, dont nous avons déjà une explosion sans précédent. Des voix autorisées s’élèvent pour encourager la consommation artistique et culturelle dans le confort de nos foyers grâce à des avancées technologiques extraordinaires. Or, cette « voie de l’avenir », cette tendance gouvernementale, tout en comportant d’indéniables avantages, présente des risques non moins graves.

Il est vrai qu’aujourd’hui, on nous offre en ligne une panoplie de produits esthétiques venant du monde entier.  Parmi eux se trouvent de très nombreux ersatz[1] de théâtre, c’est-à-dire des captations d’événements dont il ne reste que la partie esthétique filmée. Une sorte d’archive, même si la captation est contemporaine, que l’on peut observer, étudier ou même admirer, mais qui est aussi loin de l’événement théâtral que sont les vidéos de voyage de l’expérience vécue. Qui plus est, ces offres sont gratuites, ce qui nous ramène au budget artistique ou culturel.

Tout le monde connaît le principe du dumping qui consiste à vendre un produit de masse en dessous du prix normal. Cela sert à habituer le consommateur à un nouveau produit, quelque peu modifié comparé à ceux de la concurrence, avec un rapport qualité-prix supérieur. Une fois l’essentiel de la concurrence éliminée, on peut remonter les prix, même au-delà de ce qui était pratiqué auparavant. L’exemple suivant me semble illustrer ce processus et, si on pensait qu’il est indigne de comparer le théâtre à de vulgaires produits, rappelons que dès Athènes, le théâtre se pratiquait dans un environnement de concurrence, peu importe la forme de financement.

Fin avril, j’ai pu voir Lenin mis en ligne pour un temps limité par le Schaubühne de Berlin, un des théâtres les plus prestigieux du monde, dans la mise en scène du non moins prestigieux Milo Rau. D’emblée, j’ai été saisi par la qualité technique exceptionnelle de ce que j’avais devant moi. Sous-titré en anglais à la perfection, avec un générique de cinéma, le tout était déjà parfaitement adapté à la situation. D’ailleurs n’eussent été les micros attachés à la joue des comédiennes et des comédiens, on se serait cru devant un film réalisé avec grand art. Un rapport qualité-prix imbattable : de la classe mondiale gratuite!

Évidemment, je n’étais pas au théâtre et cet objet artistique ne devrait être en concurrence avec aucun événement théâtral, modeste ou somptueux, mais seulement avec d’autres produits de la même nature, de Londres, de Paris ou d’ailleurs. Pourtant, comme on l’a vu plus haut, il y aura de plus en plus de pression pour que nous prenions l’ersatz pour l’original, la captation pour l’événement. Comme si le public pouvait être réduit à nombre illimité d’individus chacun devant son écran, se donnant l’illusion d’être au théâtre.

Or, non seulement le public d’un théâtre appartient à un tissu social définissable notamment de points de vue géographique et démographique, mais ce public a aussi en commun un certain nombre de références culturelles qui en font un corps social tout à fait différent de la simple somme d’individus. Ce public se trouve à un endroit précis à un moment donné pour faire partie d’une rencontre qui s’appelle théâtre. L’immense majorité des compagnies de théâtre tiennent compte de cette réalité en s’adressant au public spécifique qui est devant elles.

C’est aussi ce que fait évidemment le Schaubühne. Ce théâtre ne fait pas seulement partie intégrante du tissu social de la capitale allemande, il en est un des fleurons. Ses spectacles sont enracinés dans un terreau politique et culturel particulier et riche. En voyant Lenin, je n’ai pu m’empêcher d’en rapprocher le style, mais aussi les tics, de mise en scène et de jeu à l’adaptation d’Othello que j’ai vue le printemps dernier au Berliner Ensemble. Bien que le sujet et l’idéologie des deux spectacles aient été tout à fait différents, ils se situent dans les mêmes mouvances esthétiques. Ce fait tout à fait normal permet au public de théâtre berlinois de faire des rapprochements et des comparaisons, réflexions essentielles à une vie artistique vivante et articulée.

Ainsi, les véritables bénéficiaires de ces largesses en ligne sont les théâtres qui offrent ces captations et leur public réel. En les voyant ou revoyant, le public ravive ses souvenirs et continue à resserrer ses liens avec son ou ses théâtres. Cet enracinement profond dans un milieu solide et puissant renforce encore plus les positions dominantes de ces théâtres « mondiaux », aux moyens financiers colossaux.

On sait avec quels succès certains sports professionnels se sont adaptés à la télévision. L’élite internationale du tennis, par exemple, se retrouve semaine après semaine dans différentes villes du monde sur des courts aux mêmes dimensions et, si la nature et la couleur du terrain changent, le nom de la ville y est écrit pour que les téléspectateurs s’y retrouvent. Autour du court quelques milliers de personnes créent l’ambiance. Cependant, le spectacle ne s’adresse pas vraiment à elles, mais aux centaines de milliers d’autres personnes qui, assises devant leur télévision tout autour du monde, paient les joueuses et les joueurs par l’attention qu’elles prêtent à la publicité. Jusqu’aux commentateurs qui parlent à voix haute, car ils sont complètement isolés du public sur place.[2] Le tennis mondial est donc une réussite mondiale.

Mais le théâtre n’est pas du tennis! Au théâtre le seul public qui compte est celui qui est présent sur place.

Certes, où que l’on soit dans le monde, nous ne devons ni ignorer ni rejeter ces expériences artistiques qui ont pour base le numérique ou le virtuel. Elles ont une valeur intrinsèque d’autant que la période de confinement risque de durer plus longtemps pour le théâtre que pour la majorité de nos activités.

Alors, en attendant de nous retrouver en personne, il faut résister aux tentatives de forcer le théâtre vivant à devenir autre chose que ce qu’il est depuis des millénaires. Il faut aussi refuser le « modèle », et son impérialisme latent, même si on possède des moyens techniques importants, tout comme les grands mouvements nationaux de cinéma ont toujours refusé de copier Hollywood, si admirable fût-il.

Car enfin, il serait hautement ironique et terriblement dommageable si, pendant que des pans entiers de nos activités industrielles et agricoles allaient vers une réinvention et un renforcement de la production locale, notre théâtre vivant, celui qui se love dans notre propre tissu social, était délaissé pour suivre quelques chants de sirène virtuels.

Nous devons le dire haut et fort à celles et ceux qui gèrent l’argent public destiné aux arts !






[1] Très honnêtement, le Schaubühne, indique qu’il s’agit d’Ersatzspiele (voir plus loin)
[2] Dans un autre blogue, je vais aborder, dans une perspective historique,  des retransmissions d’événements artistiques à la radio et à la télévision.