Le texte ci-dessous
est davantage un essai qu’un texte de blogue. Il s’adresse donc à celles et à
ceux qui s’intéressent suffisamment au théâtre pour suivre l’analyse détaillée
d’une scène. Sa compréhension serait facilitée par la lecture simultanée du texte. (Les
textes de Shakespeare, en anglais et en traduction, sont facilement accessibles
sur l’Internet.) J’ai gardé les citations dans la langue originale, mais grâce
au numérotage des vers, on peut retrouver facilement les passages en question.
Je publie ce texte
pour une double raison. D’une part elle est la meilleure illustration de mes
réflexions sur les rapports entre l’enterrement, la légitimité et le théâtre.
D’autre part, le Théâtre du Nouveau Monde et le Théâtre français du Centre
national des arts ont mis Richard III à
leur programme pour la saison 2014-15. Ce sera donc une occasion de comparer
une analyse théorique à une réalisation scénique.
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La deuxième scène de Richard III de Shakespeare, celle où Anne, veuve du prince
héritier accepte d’épouser l’assassin de son mari et de son beau-père, et ce devant le cercueil ouvert de ce
dernier, est une des plus connue de la dramaturgie occidentale. Malheureusement,
l’interprétation en a été souvent obscurcie par l’ignorance du contexte sociale
et historique.
Ainsi nous a-t-on
parlé de l’effet de séduction qu’aurait pu produire sur Anne la cour apparemment
enflammée que lui fait Richard. Il proteste qu’il a tué pour la conquérir et Anne,
faible femme quelque peu vaniteuse, serait sensible à cet argument. Pour que
cette interprétation soit juste, il faudrait que cet acte soit profitable et significatif
au moins pour l’un des deux personnages en présence. Or, il n’en est rien.
Richard dit dès la
première scène, en toute sincérité puisqu’il est seul avec nous, que les femmes
ne l’intéressent pas outre mesure, et il
rajoute après la scène de séduction qu’il ne gardera pas Anne. Quant à Anne, si
elle consent à garder l’anneau de Richard, elle ne manifeste guère
d’enthousiasme à l’idée de se retrouver dans le lit de l’assassin de son mari.
Quel est donc le but de la scène ?
Une lecture attentive
nous amène à voir que ce qui réunit les deux protagonistes est l’intérêt qu’ils
portent, pour des raisons diamétralement opposées, au cercueil du roi mort. Ce
cercueil est l’objet d’un marchandage à mots couverts, car la scène se passe en
public, au bout duquel chacun repart avec un certain gain. Ce sont les étapes
de ce marchandage que je vais analyser en le replaçant dans le contexte de
l’époque.
Cette analyse portera
sur l’action car, en dépit de la magnificence de la poésie du Bard, le théâtre
de Shakespeare est basé avant tout l’action. Donc la première question à poser
est : Qu’est ce qui se passe ? Ce n’est que par rapport à cette
question fondamentale qu’intervient la beauté du texte qui exprime
essentiellement la réaction des personnages face à une situation en constante
évolution. Par exemple, le premier vers de la pièce Now is the winter of our discontent, indique clairement l’adversité que provoque chez Gloucester, qui n’est
évidemment pas encore le roi Richard III,
la situation politique du pays. Il s’en déclare désavantagé et nous
informe qu’il s’est lancé dans une série d’actions criminelles pour obtenir
satisfaction.
Dans cette première
scène qui précède immédiatement celle qui nous intéresse, nous avons appris,
entre autres que :
-Le clan de Richard
est au pouvoir et que c’est le frère ainé, Edward IV qui est le roi.
-Ce roi est malade.
Il est alité.
-Richard a suscité, By drunken prophecies, libels and dreams, (33[1]) une telle haine du roi contre son autre
frère, George, qu’il a ordonné l’emprisonnement de ce dernier. (Richard va faire
assassiner George en prison.)
-Richard déplore
l’influence des femmes sur le roi, influence qu’il juge évidemment indue. Une accusation
qui à cette époque n’est jamais loin d’une autre, bien plus grave, la sorcellerie.
-Richard veut épouser
Anne, mariage dont il parle en ces termes :
For then I’ll marry
Warwick’s youngest daughter.
What though I killed her
husband and her father?
The readiest way to make
the wench amends
Is to become her husband
and her father-
The which will I, not all
so much for love
As for another secret
close intent
By marrying her which I
must reach unto. (153-9)
La scène deux se passe
sur le chemin qui mène de St-Paul à Chertsey, entre l’église et le cimetière, donc
dans une rue de Londres. Entre Anne qui accompagne le cercueil de son
beau-père, le roi Henry VI. Le cercueil, porté par des croquemorts et protégé
par des hallebardiers, est ouvert. Anne fait déposer le cercueil et commence
une longue lamentation où l’expression de son chagrin d’être veuve et d’avoir
perdu un excellent roi se mêle à celle de sa malédiction contre l’auteur du
double meurtre. Puis la procession reprend, non sans nous avoir prévenus que ce
genre de halte va se répéter. Que se passe-t-il jusqu’ici ?
Nous savons qu’il y a
déjà un roi installé, le frère de Richard, donc nous devrions être surpris que
son prédécesseur ne soit pas encore enterré, et surtout que ce ne soit pas lui,
le successeur, qui conduise le cortège funèbre (voir mon blog de du 13 avril
2014). De plus Anne, loin d’être discrète, hurle ses lamentations vers les
citoyens qui regardent cet étrange cortège.
Pour comprendre l’action
d’Anne, il faut avoir en tête trois données sociales essentielles. La première
est que pour recueillir la légitimité du souverain décédé, il faut que le
successeur procède lui-même à
l’enterrement, du moins symboliquement. Il est évident qu’Anne, victime
principale du clan au pouvoir, n’a aucune intention de laisser ses ennemies s’emparer
de la légitimité qui est dans le cercueil. Au contraire, ses nombreux arrêts
ont pour but de démontrer au peuple de Londres, autant dire à l’opinion
publique, que le roi actuel n’a aucune légitimité, puisque c’est elle, Anne,
qui possède le cercueil.
La seconde donnée est
la croyance générale en la magie noire, la sorcellerie, les fantômes etc. (Nous
verrons plus tard l’importance de ce fait.)
Enfin, la troisième est
la situation extrêmement précaire des femmes sans «protection mâle» tant dans
la société médiévale (temps de la pièce) qu’à la Renaissance (temps de
l’écriture). Cette précarité doit s’entendre dans tous les sens, et tout
particulièrement dans le sens physique. Autrement dit, une femme seule, quel
que soit son statut social est en danger permanent de violence physique voire
de mort. Or, Anne est seule, sans mari et sans protecteur (rappelons-nous la
réplique de Richard dans la première scène.) (154) Tout ce qui lui reste pour
se défendre et défendre son «bien», le cadavre non enterré, ce sont quelques
hallebardiers.
Richard survient au
moment où le cortège s’ébranle de nouveau. Sa première réplique s’adresse aux
croquemorts : Stay, you that bear the corse, and
set it down. (33) Forcément, il est venu
pour le cercueil, pour récupérer la légitimité ou du moins pour faire
disparaître une légitimité concurrente et gênante. Les hallebardiers ne
résistent pas trente secondes ce qui fait dire à Anne, qui se rend compte
qu’elle est sans protection et à la merci de Richard :
What, do you tremble? Are you all afraid?
Alas, I blame you not for
you are mortal,
And mortal eyes cannot
endure the Devil. (43-5)
Puis, se tournant vers
Richard, elle lance :
Avaunt, thou dreadful minister of Hell!
Thou hadst but the power
over his mortal body,
His soul thou canst not have,
therefore be gone. (46-8)
Anne a compris que sa
situation est pratiquement désespérée, d’autant qu’elle n’est pas au courant
des plans matrimoniaux de Richard. Cependant, elle sait aussi que Richard ne
gagnera rien à prendre le cercueil par la force, car ils sont dans la rue au su
et au vu de tous et, en matière de légitimité, l’opinion publique compte. Le
marchandage qui suit va donc se dérouler à mots couverts - la langue de bois n’est pas une invention
moderne - devant l’opinion public (aujourd’hui ça se jouerait devant la
télévision) afin que chacun en tire le maximum de bénéfice tout en gardant la
face.
Richard sait que le
but d’Anne est obtenir une protection aussi forte que possible et Anne n’a
aucun doute sur l’intérêt que porte Richard au cercueil. Elle est déterminée à
ne le céder qu’en dernier ressort, et la difficulté principale sera de rendre cela
crédible et acceptable pour l’opinion publique. Elle est femme, veuve et doit
se montrer digne de ceux qu’elle pleure, alors que Richard par sa position de
force incontestable peut aisément assumer le rôle de brute. Aussi se
laisse-t-il insulter par Anne sans
vraiment se défendre. Et Anne s’enfonce dans la brèche.
Richard n’a rien à
craindre de l’opinion de la foule. Sa réputation est faite et sa puissance est
peu commune. Ce qui ne l’empêchera pas de faire des gains de sympathie à la fin
de la scène. Cependant, il commence par affaiblir Anne de plus en plus, jusqu’à
ce qu’elle se rende compte qu’elle n’a plus le choix. Parallèlement, il faut
que les citoyens qui les entourent en soient aussi convaincus. Voici comment il
procède.
Après les insultes et
les mensonges cyniques, vient l’aveu : il a tué son mari car il a été
provoqué, et de fait, il a aussi tué le roi (95-102). Nouveau coup de massue pour Anne. Richard,
qui est fin seul, vient d’annoncer publiquement qu’il a commis un régicide, le
crime des crimes et personne ne bouge. Ni les hallebardiers ni la foule.
Remarquons qu’au
théâtre, quelques-uns des moments les plus forts se produisent lorsqu’une
action ou une réaction anticipée ne se matérialise point. Cette absence de
réaction permet à Richard de faire la démonstration qu’il ne peut y avoir de meilleur
protecteur que lui et, dix vers plus loin, il propose à Anne sa main et donc sa
protection.
Anne a enfin compris
le stratagème, mais comment céder dans ces circonstances ? La foule est là
les yeux rivés sur elle. Elle refuse évidemment mais Richard a tout prévu :
Your beauty was the cause of that effect-
Your beauty,
which did haunt me in my sleep
To undertake the
death of all the world
So I might live
one hour in your sweet bosom. (121-4)
C’est le dernier coup pour Anne et peut-être le plus dangereux. Richard
prétend d’avoir été ensorcelé : Thine
eyes, sweet lady, have infected mines (150). Si Anne, totalement affaiblie et dépouillée, est accusée de
sorcellerie, c’est la fin et une fin atroce. Loin d’être flattée, comme le
prétendent certaines interprétations, elle est au comble de l’affolement. Et
c’est le moment que choisit Richard pour lui tendre la perche.
Those eyes of thine from mine have drawn salt
tears,
Shame their aspéct with
store of childish drops. (154-5)
Les yeux d’Anne ont donc provoqué le remord dans l’âme de ce pécheur endurci!
Quel soulagement pour Anne, que le long passage de Richard laisse respirer et
reprendre ses esprits. Quel retournement merveilleux pour la foule qui voit
maintenant en Anne la seule personne capable d’avoir un effet bénéfique sur le
monstre que tout le monde craint!
Il ne reste plus qu’un petit mélodrame à jouer. Richard offre sa
poitrine nue à Anne afin qu’elle venge ses morts en le tuant sur place. Comme il
est évident qu’Anne n’a aucun intérêt à tuer la seule personne capable de la
protéger, Richard ne risque rien. En revanche, l’effet sur la foule est
considérable. L’assassin repenti est prêt à mourir pour obtenir pardon et la
femme éplorée manifeste une grandeur d’âme inouïe en l’épargnant. On croit entendre au Téléjournal du
soir : «Nous avons assisté à une scène de réconciliation exceptionnelle…».
On se fiance donc du bout des lèvres devant la foule émerveillée,
lorsque Richard revient à l’essentiel :
That it would please thee leave these sad
designs
To him that hath more
cause to be a mourner,
And presently repair to
Crosby Place,
Where, after I have
solemnly interrèd
At Chertsey monastery this
noble King,
And wet his grave with my
repentant tears,
I will with all expedient
duty to see you. (211-17)
Anne y consent avec joie, dit-elle, car elle voit d’un bon œil le
repentir de son futur mari.
Marché conclu, Richard a eu ce qu’il voulait. Il va, comme il l’a dit,
enterrer seul le roi mort et, qui plus est, dans son fief et non chez Anne. Gent. Toward Chertsey, noble lord? Glo. No, to Whitefriars. (227) Quant à Anne, elle tiré le maximum possible
de la négociation.
Reste le dernier monologue.
Richard y récapitule ce qu’on a vu et, tel un sportif qui célèbrerait une victoire improbable, en
détaille le déroulement. Ce serait une redondance scénique, sans la fin où il
indique, qu’outre la légitimité politique qu’il vient d’obtenir pour son clan,
il a aussi acquis, grâce au «regard» d’Anne, un nouveau statut et une nouvelle
image plus «présentables».
Shine out, fair sun, till I have bought a glass,
That
I may see my shadow as I pass. (263-4)
Enfin, ce qui allait de soi pour les spectateurs
de l’époque est qu’en entrant dans la maison de Richard, Anne apporte dans sa
corbeille son argent ses titres et ses alliances.
Un grand pas de plus vers le trône!