Ce texte a été publié dans Jeu, 148/2013.3. Il y est accompagné d'un texte de Lucie Jauvin qui, concernant le même sujet, arrive à des conclusions différentes.
Le Théâtre français du Centre national des arts
d’Ottawa,
ou
Même le colonialisme a du bon
La fondation du Centre
national des arts à Ottawa, à la
fin des années 1960, s’inscrivit dans un
mouvement, commun aux pays occidentaux, qui consistait à investir l’État d’un
rôle important dans la création artistique. Auparavant, à quelques exceptions
près, les
États et leurs agents, se sont contentés de promouvoir, par le biais du système d’éducation, mais aussi
financièrement, l’accession d’un public aussi large que possible à l’art et à
la littérature déjà disponibles.
Cependant, dès leur création,
le Centre national des arts en général et son département de Théâtre français (TF)
en particulier, ont été victimes d’un double malentendu. Le premier se trouvait
dans le nom. En effet, quelle réalité pouvait refléter l’adjectif « national »
dans un pays où l’on parlait de moins en moins de Canadiens français et de plus
en plus de Québécois ? Le second aura été l’écart entre la vocation
nationale, avec toute son ambiguïté et le public local ou régional, censé en
être le partenaire.
Les premiers directeurs
artistiques du TF ont tenté de suivre l’idée des fondateurs qui allait dans le
sens d’une troupe modelée grosso modo
sur la Décentralisation en
France. Jean-Guy Sabourin (1969-1970) et surtout Jean Herbiet (1970-1982) se sont finalement heurtés à deux réalités
incontournables. Premièrement, l’idée d’une troupe permanente jouant un
répertoire n’était pas dans les mœurs de la profession d’ici, surtout pas à Ottawa.
Deuxièmement, même si cet obstacle avait été surmonté les fonds pour une telle
entreprise n’étaient pas disponibles. Mais il est certain, que tant que la
tentative avait le vent dans les voiles, le public s’est lié à ce début de
troupe, à ses acteurs, à ce répertoire.
Succédant à Jean Herbiet, André
Brassard (1982-1989) avait compris que, si la troupe permanente n’était pas
possible, les moyens physiques et financiers qu’on a mis à sa disposition lui
permettaient tout de même d’en faire un lieu de création et de diffusion. Pendant
un temps on avait l’impression que le TF, tout en ayant un lien fort avec son
public local, faisait partie intégrante de la scène francophone du pays.
Brassard dirigeait un théâtre vivant, c’est-à-dire un théâtre qui produisit sur
place, dans son milieu, au moins une partie de ses spectacles. Son départ aura
marqué la fin d’une époque.
Sans analyser dans le détail
le glissement qui s’est produit depuis 1990, on peut constater que la structure
actuelle du TF est celle d’un garage de luxe. Sous les directions successives de
Denis Marleau (2001-2007), de Wajdi Mouawad (2007 -2012) et aujourd’hui de
Brigitte Haentjens, le Théâtre français du CNA, n’est qu’une structure
administrative pour l’accueil de spectacles conçus, répétés et montés ailleurs.
Aucun des directeurs artistiques depuis 2001 n’a habité la région. Leur
activité consiste à choisir les spectacles à inviter ou à la rigueur à
coproduire, mais sans véritable participation locale. Certes, chacun a présenté
et présente ses propres créations, mais celles-ci sont aussi des invitées
puisqu’elles sont produites par des compagnies indépendantes, dirigées par les
mêmes directeurs artistiques, en dehors du CNA. Ainsi en 2012-2013 deux mises
en scène de Brigitte Haentjens, produites par la compagnie Sibyllines, dirigée
par Haentjens, ont été choisies et achetées par le Théâtre français, dirigé par
la même Haentjens. Je présume que le procédé est légal. Quant à l’éthique,
c’est une autre question.
On pourrait objecter, que la
structure est secondaire, et que la provenance des spectacles importe peu en
regard de la qualité de la programmation. Qu’en est-il ?
Quels que soient les jugements
de qualité forcément subjectifs, il est indéniable que le malentendu entre le
TF et son public s’est exacerbé. Les
yeux tournés, non seulement vers Montréal, mais surtout vers le monde des
festivals internationaux, grands et petits, les directeurs des douze dernières
années ont soumis le public local à un régime à haute dose de théâtre dit contemporain
international. Il y eut sans doute des chefs d’œuvres comme des ratés. Là n’est
pas le problème. Il est tout entier dans la baisse générale et continue de la
fréquentation. En 2000, les revenus propres du TF se chiffraient à 542 476$ contre
des dépenses de 1 428 662$. En 2012 les revenus ne représentaient plus que 390
000$, donc une diminution 28%, alors que les dépenses, elles, ont augmenté de
77% à 2 539 000. Ces tendances inverses
sont plus qu’inquiétantes. Comment les expliquer ?
D’une part, le public de la
région, contrairement aux directeurs du TF, ne passe pas son temps dans les
festivals internationaux dont les productions s’adressent à un public
particulier, essentiellement européen, qui les suit de lieu en lieu, d’année en
année, les comparant, les jaugeant, les critiquant. Il y a une communion de
références et de compréhensions mutuelles entre cette vie théâtrale-là et ce public-là
qui est presque entièrement absente aux représentations du TF. Et ce n’est pas
l’abondance de brochures et de publications de luxe gratuites vantant et
expliquant ces programmations qui peut y changer quoi que ce soit. Le théâtre
est une affaire d’actes, non d’explications. Or, depuis des décennies le public d’ici ne
voit pas ses artistes sur la scène du TF où l’on n’a pas vu non plus Racine,
Shakespeare, Gauvreau, Pirandello et tant d’autres qui font partie de notre
patrimoine théâtral et auxquels d’autres publics, celui du Théâtre du Nouveau
Monde par exemple, ont droit. Le seul classique du répertoire présenté en 2014
sera Albertine en cinq temps que la
troupe locale professionnelle Le Théâtre la Catapulte a présentée en 2012. On
se demande si les journaux se rendent rue Elgin…
Quant à l’augmentation des
dépenses, elle s’explique simplement par les coûts de plus en plus élevés des
importations. On se prend à rêver ce qu’une orientation théâtrale équilibrée pourrait
offrir avec plus de deux millions cinq cents mille dollars pour rencontrer son
public potentiel. Après tout, il s’agit du troisième plus important bassin de
population francophone du pays,
Ce colonialisme artistique est
en tout point semblable au colonialisme ordinaire, avec son lot de mépris si
bien exprimé par Wajdi Mouawad qui, questionné au sujet de ses choix, répétait
à qui voulait l’entendre : « Un artiste ne se justifie pas. »
Peut-être, mais le gestionnaire de l’argent public n’a point le droit de s’y
soustraire, pas même dans le domaine artistique.
Un autre attribut du
colonialisme est le paternalisme de bon aloi. La programmation de 2013 –
2014 a toujours la même optique, mais on
aperçoit tout de même deux noms de la communauté artistique locale. Une
metteure en scène et interprète, Magali Lemèle qui va jouer à Gatineau, donc en
dehors du CNA. Quant à Joël Beddows, récipiendaire du prix John-Hirsch, il mettra
en scène une pièce de Marius von Mayenburg, que le TF coproduit avec deux
autres compagnies canadiennes. Ouf respire-t-on. Enfin ! Jusqu’à ce qu’on
arrive à la présentation du spectacle le
Promenoir :
« Avec la complicité
d’artistes de la région, Christian Lapointe propose un parcours
multidisciplinaire aussi réjouissant qu’instructif afin de développer un
rapport sensible à ce monde qu’on n’habite pas autant qu’on le pourrait. Et de
célébrer ce que nous sommes.
Parce que le théâtre, c’est la
communauté ! »
Évidemment ces « artistes de la région » n’ont pas de noms.
Ils vont sans doute remercier le monsieur de la grande ville de leur avoir fait
découvrir leur monde et leur avoir inculqué quelques notions d’art et de communauté.
Ce spectacle, sera joué quatre jours à raison de trois promenades par jour.
Avec un maximum de 50 spectateurs, la capacité totale sera de 600 personnes,
c’est-à-dire bien moins qu’une seule représentation au Théâtre du CNA. On
jouera sans doute à guichet fermé et ce sera un triomphe!
Comme quoi le colonialisme, aux yeux de certains, n’a pas que du mauvais!
Tibor Egervari