dimanche 2 février 2014


Ce texte a été publié dans Jeu, 148/2013.3. Il y est accompagné d'un texte de Lucie Jauvin qui, concernant le même sujet, arrive à des conclusions différentes.


Le Théâtre français du Centre national des arts d’Ottawa,
ou
Même le colonialisme a du bon

La fondation du Centre national des arts à Ottawa[1], à la fin des années 1960,  s’inscrivit dans un mouvement, commun aux pays occidentaux, qui consistait à investir l’État d’un rôle important dans la création artistique. Auparavant, à quelques exceptions près[2], les États et leurs agents, se sont contentés de promouvoir, par le biais  du système d’éducation, mais aussi financièrement, l’accession d’un public aussi large que possible à l’art et à la littérature déjà disponibles.[3]

Cependant, dès leur création, le Centre national des arts en général et son département de Théâtre français (TF) en particulier, ont été victimes d’un double malentendu. Le premier se trouvait dans le nom. En effet, quelle réalité pouvait refléter l’adjectif « national » dans un pays où l’on parlait de moins en moins de Canadiens français et de plus en plus de Québécois ? Le second aura été l’écart entre la vocation nationale, avec toute son ambiguïté et le public local ou régional, censé en être le partenaire.

Les premiers directeurs artistiques du TF ont tenté de suivre l’idée des fondateurs qui allait dans le sens d’une troupe modelée grosso modo sur la Décentralisation[4] en France. Jean-Guy Sabourin (1969-1970) et surtout Jean Herbiet (1970-1982)  se sont finalement heurtés à deux réalités incontournables. Premièrement, l’idée d’une troupe permanente jouant un répertoire n’était pas dans les mœurs de la profession d’ici, surtout pas à Ottawa. Deuxièmement, même si cet obstacle avait été surmonté les fonds pour une telle entreprise n’étaient pas disponibles. Mais il est certain, que tant que la tentative avait le vent dans les voiles, le public s’est lié à ce début de troupe, à ses acteurs, à ce répertoire.

Succédant à Jean Herbiet, André Brassard (1982-1989) avait compris que, si la troupe permanente n’était pas possible, les moyens physiques et financiers qu’on a mis à sa disposition lui permettaient tout de même d’en faire un lieu de création et de diffusion. Pendant un temps on avait l’impression que le TF, tout en ayant un lien fort avec son public local, faisait partie intégrante de la scène francophone du pays. Brassard dirigeait un théâtre vivant, c’est-à-dire un théâtre qui produisit sur place, dans son milieu, au moins une partie de ses spectacles. Son départ aura marqué la fin d’une époque.

Sans analyser dans le détail le glissement qui s’est produit depuis 1990, on peut constater que la structure actuelle du TF est celle d’un garage de luxe. Sous les directions successives de Denis Marleau (2001-2007), de Wajdi Mouawad (2007 -2012) et aujourd’hui de Brigitte Haentjens, le Théâtre français du CNA, n’est qu’une structure administrative pour l’accueil de spectacles conçus, répétés et montés ailleurs. Aucun des directeurs artistiques depuis 2001 n’a habité la région. Leur activité consiste à choisir les spectacles à inviter ou à la rigueur à coproduire, mais sans véritable participation locale. Certes, chacun a présenté et présente ses propres créations, mais celles-ci sont aussi des invitées puisqu’elles sont produites par des compagnies indépendantes, dirigées par les mêmes directeurs artistiques, en dehors du CNA. Ainsi en 2012-2013 deux mises en scène de Brigitte Haentjens, produites par la compagnie Sibyllines, dirigée par Haentjens, ont été choisies et achetées par le Théâtre français, dirigé par la même Haentjens. Je présume que le procédé est légal. Quant à l’éthique, c’est une autre question.

On pourrait objecter, que la structure est secondaire, et que la provenance des spectacles importe peu en regard de la qualité de la programmation. Qu’en est-il ?

Quels que soient les jugements de qualité forcément subjectifs, il est indéniable que le malentendu entre le TF et son public s’est exacerbé.  Les yeux tournés, non seulement vers Montréal, mais surtout vers le monde des festivals internationaux, grands et petits, les directeurs des douze dernières années ont soumis le public local à un régime à haute dose de théâtre dit contemporain international. Il y eut sans doute des chefs d’œuvres comme des ratés. Là n’est pas le problème. Il est tout entier dans la baisse générale et continue de la fréquentation. En 2000, les revenus propres du TF se chiffraient à 542 476$[5] contre des dépenses de 1 428 662$. En 2012 les revenus ne représentaient plus que 390 000$, donc une diminution 28%, alors que les dépenses, elles, ont augmenté de 77% à 2 539 000.  Ces tendances inverses sont plus qu’inquiétantes. Comment les expliquer ?

D’une part, le public de la région, contrairement aux directeurs du TF, ne passe pas son temps dans les festivals internationaux dont les productions s’adressent à un public particulier, essentiellement européen, qui les suit de lieu en lieu, d’année en année, les comparant, les jaugeant, les critiquant. Il y a une communion de références et de compréhensions mutuelles entre cette vie théâtrale-là et ce public-là qui est presque entièrement absente aux représentations du TF. Et ce n’est pas l’abondance de brochures et de publications de luxe gratuites vantant et expliquant ces programmations qui peut y changer quoi que ce soit. Le théâtre est une affaire d’actes, non d’explications.  Or, depuis des décennies le public d’ici ne voit pas ses artistes sur la scène du TF où l’on n’a pas vu non plus Racine, Shakespeare, Gauvreau, Pirandello et tant d’autres qui font partie de notre patrimoine théâtral et auxquels d’autres publics, celui du Théâtre du Nouveau Monde par exemple, ont droit. Le seul classique du répertoire présenté en 2014 sera Albertine en cinq temps que la troupe locale professionnelle Le Théâtre la Catapulte a présentée en 2012. On se demande si les journaux se rendent rue Elgin…

Quant à l’augmentation des dépenses, elle s’explique simplement par les coûts de plus en plus élevés des importations. On se prend à rêver ce qu’une orientation théâtrale équilibrée pourrait offrir avec plus de deux millions cinq cents mille dollars pour rencontrer son public potentiel. Après tout, il s’agit du troisième plus important bassin de population francophone du pays,

Ce colonialisme artistique est en tout point semblable au colonialisme ordinaire, avec son lot de mépris si bien exprimé par Wajdi Mouawad qui, questionné au sujet de ses choix, répétait à qui voulait l’entendre : « Un artiste ne se justifie pas. » Peut-être, mais le gestionnaire de l’argent public n’a point le droit de s’y soustraire, pas même dans le domaine artistique.

Un autre attribut du colonialisme est le paternalisme de bon aloi. La programmation de 2013 – 2014  a toujours la même optique, mais on aperçoit tout de même deux noms de la communauté artistique locale. Une metteure en scène et interprète, Magali Lemèle qui va jouer à Gatineau, donc en dehors du CNA. Quant à Joël Beddows, récipiendaire du prix John-Hirsch, il mettra en scène une pièce de Marius von Mayenburg, que le TF coproduit avec deux autres compagnies canadiennes. Ouf respire-t-on. Enfin ! Jusqu’à ce qu’on arrive à la présentation du spectacle le Promenoir :

« Avec la complicité d’artistes de la région, Christian Lapointe propose un parcours multidisciplinaire aussi réjouissant qu’instructif afin de développer un rapport sensible à ce monde qu’on n’habite pas autant qu’on le pourrait. Et de célébrer ce que nous sommes.
Parce que le théâtre, c’est la communauté ! »

Évidemment ces « artistes de la région » n’ont pas de noms. Ils vont sans doute remercier le monsieur de la grande ville de leur avoir fait découvrir leur monde et leur avoir inculqué quelques notions d’art et de communauté. Ce spectacle, sera joué quatre jours à raison de trois promenades par jour. Avec un maximum de 50 spectateurs, la capacité totale sera de 600 personnes, c’est-à-dire bien moins qu’une seule représentation au Théâtre du CNA. On jouera sans doute à guichet fermé et ce sera un triomphe!

Comme quoi le colonialisme, aux yeux de certains, n’a pas que du mauvais!

Tibor Egervari










[1] Ce texte ne traite pas de la programmation enfance/jeunesse du Théâtre français du CNA.
[2] La Comédie Française, par exemple.
[3] L’URSS et l’Allemagne nazi sont exclues de cette analyse, car dès la prise du pouvoir des bolcheviks et des nazis, l’État s’y est empressé de peser de tout son poids sur la création artistique et littéraire.
[4] Commencée à la fin des années 1940, la Décentralisation consistait à implanter des troupes plus ou moins permanentes dans les grandes villes de province afin de briser le monopole parisien de la création théâtrale.
[5] Les chiffres proviennent des rapports annuels du Centre national des arts.

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